Bertrand Monnet - EDHEC Business School
Les Carnets du Business : Pouvez-vous définir la notion de risque criminel ?
Bertrand Monnet : Quand il s’applique à l’entreprise, le risque criminel est à comprendre dans son acception anglo-saxonne d’economic crime : soit des actes illégaux dont le but est d’obtenir un gain financier. Dans le cadre de cette définition, le spectre d’actions malveillantes qui peuvent toucher l’entreprise est très large. Elle peut également en être affectée dans plusieurs de ses dimensions : son business, son personnel, ses actifs, son image. Les préjudices subis sont enfin intentés par une grande variété d’acteurs qui vont d’Al Qaida à Monsieur Tout-le-Monde.
Les CdB : Qui sont ces acteurs ?
Bertrand Monnet : Ils sont de natures très diverses. Un individu isolé peut se rendre coupable, seul, d’un acte criminel qui peut mettre son entreprise en grande difficulté. Les ONG animalistes ne sont par exemple pas des organisations terroristes ou criminelles, mais elles utilisent parfois des moyens apparentés. Du côté du crime organisé, les acteurs ont des stratégies très différenciées. Le terrorisme par exemple fonctionne à grand renfort de communication. La mafia en revanche a peur du jour et cultive la discrétion, en se fondant le plus possible dans la population ; à Naples, on ne nomme d’ailleurs pas la Camorra, mais on la désigne par une périphrase : « il Sistema ».
Par ailleurs, la cartographie des risques est fonction des industries et des localisations. L’analyse du risque est intimement liée au critère géographique et au secteur d’activité de l’entreprise. Une entreprise est infiniment plus exposée à l’enlèvement en Amérique du Sud qu’en Europe occidentale et plus exposée à la contrefaçon si elle produit et vend en Chine qu’en Amérique du Nord. L’environnement, plus que la taille des entreprises, explique aussi leur capacité à être prises pour cible : si une PME française se trouve sur un territoire en guérilla, on aura tôt fait d’identifier ses employés comme « les Français » ce qui peut naturellement être une source de risque.
Par ailleurs, la cartographie des risques est fonction des industries et des localisations. L’analyse du risque est intimement liée au critère géographique et au secteur d’activité de l’entreprise. Une entreprise est infiniment plus exposée à l’enlèvement en Amérique du Sud qu’en Europe occidentale et plus exposée à la contrefaçon si elle produit et vend en Chine qu’en Amérique du Nord. L’environnement, plus que la taille des entreprises, explique aussi leur capacité à être prises pour cible : si une PME française se trouve sur un territoire en guérilla, on aura tôt fait d’identifier ses employés comme « les Français » ce qui peut naturellement être une source de risque.
Les CdB : L’argent est-il le seul motif des criminels qui s’attaquent à l’entreprise ?
Bertrand Monnet : Ce n’est pas la seule. Je fais la distinction entre trois catégories de motifs criminels. Tout d’abord en effet, l’entreprise peut être chassée pour ce qu’elle a et notamment pour de l’argent, selon des modalités qui vont du vol indolore au pillage caractérisé. Mais l’entreprise peut aussi être dépossédée d’actifs stratégiques ; le vol de pétrole brut coute ainsi entre 16 et 25 % de son chiffre d’affaires à l’industrie pétrolière. Les brevets, et les savoir-faire sont également des cibles typiques convoitées par les criminels qui s’intéressent aux entreprises.
Celles-ci peuvent également être visées pour ce qu’elles sont et c’est de plus en plus le cas. Typiquement aujourd’hui, des travailleurs expatriés de deux entreprises du CAC 40, Areva et Vinci, sont détenus par Al Quaida au Maghreb au nord du Niger. Ces entreprises représentent la France dans ces zones géographiques et c’est la raison pour laquelle elles sont devenues des cibles : les otages servent aujourd’hui de moyen de pression sur le gouvernement français.
Enfin l’entreprise peut être visée pour ce qu’elle fait. Il s’agit ici d’une catégorie émergente de motif qu’il faut prendre en compte. En décembre 2011, le président de la Deutsche Bank a reçu des lettres piégées de la part d’une organisation anarchiste en signe d’opposition au secteur bancaire. En Grèce également, des agences bancaires font l’objet d’attaques très régulières de la part d’acteurs qui contestent leur présence dans un pays en crise financière aiguë. Il s’agit là de nouvelles formes de contestation violente qui peuvent avoir un impact sur l’entreprise. Ce type de pratiques est au croisement du terrorisme, du syndicalisme violent, de la manifestation, du mouvement de société civile, mais il ne rentre vraiment dans aucune de ces catégories.
Celles-ci peuvent également être visées pour ce qu’elles sont et c’est de plus en plus le cas. Typiquement aujourd’hui, des travailleurs expatriés de deux entreprises du CAC 40, Areva et Vinci, sont détenus par Al Quaida au Maghreb au nord du Niger. Ces entreprises représentent la France dans ces zones géographiques et c’est la raison pour laquelle elles sont devenues des cibles : les otages servent aujourd’hui de moyen de pression sur le gouvernement français.
Enfin l’entreprise peut être visée pour ce qu’elle fait. Il s’agit ici d’une catégorie émergente de motif qu’il faut prendre en compte. En décembre 2011, le président de la Deutsche Bank a reçu des lettres piégées de la part d’une organisation anarchiste en signe d’opposition au secteur bancaire. En Grèce également, des agences bancaires font l’objet d’attaques très régulières de la part d’acteurs qui contestent leur présence dans un pays en crise financière aiguë. Il s’agit là de nouvelles formes de contestation violente qui peuvent avoir un impact sur l’entreprise. Ce type de pratiques est au croisement du terrorisme, du syndicalisme violent, de la manifestation, du mouvement de société civile, mais il ne rentre vraiment dans aucune de ces catégories.
Les CdB : Quelle est la typologie de risques criminels concernant les entreprises ?
Bertrand Monnet : Il y a quatre grandes familles d’action qui vise tout type d’entreprises. La première regroupe les actes de destruction comme le terrorisme, l’attentat, l’assassinat, ou encore l’enlèvement à des fins idéologiques.
La seconde rassemble les techniques de prédation : le vol, l’extorsion – qui inclue la corruption –, l’enlèvement à des fins de rançon, la piraterie maritime et enfin la fraude. Ces différentes techniques recouvrent un vaste panel d’applications. La fraude peut être mise en œuvre à très grande échelle par des organisations criminelles ou par de simple employé pour leurs propres intérêts. L’impact de ces techniques est aussi très important : la piraterie – concentrée à 95 % dans le golfe d’Aden par lequel transit 7 % du commerce mondial – a des répercussions directes pour toutes les entreprises dont les produits passent par cette route maritime qui relie l’Asie à l’Europe. La fraude est pour sa part à l’origine des plus grands cas de disparition d’entreprise ; on peut citer à cet égard l’affaire Enron.
La troisième famille de techniques est le parasitisme. De telles techniques portent essentiellement sur les flux et leur détournement à des fins criminelles ou terroristes. Le premier flux le plus utilisé à cet effet est le flux financier. Chaque année, des milliards de dollars issus du commerce de la drogue sont par exemple réintroduits dans l’économie licite par le biais de véhicule financier. C’est le blanchiment. La finance bancaire y est particulièrement impliquée : d’après le FMI en effet, le volume d’argent blanchi dans le monde représente 2 à 5 % du produit brut mondial, soit 800 à 2 000 milliards de dollars chaque année. Par ailleurs, le second vecteur privilégié du parasitisme est le flux logistique. Le détournement des supply-chains est un risque auquel sont particulièrement exposés l’ensemble des transporteurs. Cela peut être dangereux pour l’entreprise en termes d’image : il n’est jamais bon pour une entreprise de retrouver une dizaine de clandestins morts dans un container. Dans le contexte sécuritaire actuel, cela peut aussi avoir des répercussions sur les parts de marché : aux États-Unis par exemple, des lois imposent notamment aux transporteurs maritimes d’être toujours capables de détailler le contenu de leurs bateaux ; quelques kilogrammes de drogues retrouvés parmi l’une de ses cargaisons, et un transporteur peut être blacklisté.
La quatrième famille de techniques, c’est la concurrence. Elle recouvre la contrefaçon, la contrebande, et piratage de marché. La concurrence des entreprises par le crime organisé est de plus en plus importante et c’est un risque mortel pour les PME, particulièrement lorsqu’il s’agit de contrefaçon. Une PME orientée vers l’export en Chine et qui serait victime de contrefaçon peut voir son marché et ses partenaires disparaître du jour au lendemain. Il n’est pas rare en effet que les PME qui travaillent avec la Chine et l’Inde – les deux principaux pays contrefacteurs – perdent leurs marchés et subissent des déboires judiciaires parce que des marchandises contrefaites, moins fiables et donc occasionnant des risques ont été livrées en leur nom.
La seconde rassemble les techniques de prédation : le vol, l’extorsion – qui inclue la corruption –, l’enlèvement à des fins de rançon, la piraterie maritime et enfin la fraude. Ces différentes techniques recouvrent un vaste panel d’applications. La fraude peut être mise en œuvre à très grande échelle par des organisations criminelles ou par de simple employé pour leurs propres intérêts. L’impact de ces techniques est aussi très important : la piraterie – concentrée à 95 % dans le golfe d’Aden par lequel transit 7 % du commerce mondial – a des répercussions directes pour toutes les entreprises dont les produits passent par cette route maritime qui relie l’Asie à l’Europe. La fraude est pour sa part à l’origine des plus grands cas de disparition d’entreprise ; on peut citer à cet égard l’affaire Enron.
La troisième famille de techniques est le parasitisme. De telles techniques portent essentiellement sur les flux et leur détournement à des fins criminelles ou terroristes. Le premier flux le plus utilisé à cet effet est le flux financier. Chaque année, des milliards de dollars issus du commerce de la drogue sont par exemple réintroduits dans l’économie licite par le biais de véhicule financier. C’est le blanchiment. La finance bancaire y est particulièrement impliquée : d’après le FMI en effet, le volume d’argent blanchi dans le monde représente 2 à 5 % du produit brut mondial, soit 800 à 2 000 milliards de dollars chaque année. Par ailleurs, le second vecteur privilégié du parasitisme est le flux logistique. Le détournement des supply-chains est un risque auquel sont particulièrement exposés l’ensemble des transporteurs. Cela peut être dangereux pour l’entreprise en termes d’image : il n’est jamais bon pour une entreprise de retrouver une dizaine de clandestins morts dans un container. Dans le contexte sécuritaire actuel, cela peut aussi avoir des répercussions sur les parts de marché : aux États-Unis par exemple, des lois imposent notamment aux transporteurs maritimes d’être toujours capables de détailler le contenu de leurs bateaux ; quelques kilogrammes de drogues retrouvés parmi l’une de ses cargaisons, et un transporteur peut être blacklisté.
La quatrième famille de techniques, c’est la concurrence. Elle recouvre la contrefaçon, la contrebande, et piratage de marché. La concurrence des entreprises par le crime organisé est de plus en plus importante et c’est un risque mortel pour les PME, particulièrement lorsqu’il s’agit de contrefaçon. Une PME orientée vers l’export en Chine et qui serait victime de contrefaçon peut voir son marché et ses partenaires disparaître du jour au lendemain. Il n’est pas rare en effet que les PME qui travaillent avec la Chine et l’Inde – les deux principaux pays contrefacteurs – perdent leurs marchés et subissent des déboires judiciaires parce que des marchandises contrefaites, moins fiables et donc occasionnant des risques ont été livrées en leur nom.
Les CdB : Quel est, selon vous, le meilleur moyen dont dispose l’entreprise pour se prémunir contre le risque criminel ?
Bertrand Monnet : La due diligence s’impose comme un outil indispensable. À chaque démarche de croissance devraient être associés une analyse des risques criminels du marché et des partenaires inconnus avec lesquels on souhaite se positionner. Cette démarche procède de la même logique que l’examen de la rentabilité d’un marché, de son contexte concurrentiel et commercial à l’occasion de la création d’un business model. Cela est à mon sens d’autant plus nécessaire pour les PME, car elles n’ont pas toujours, comme les grandes entreprises, les capacités de rebondir après une difficulté majeure touchant à son cœur de métier. Pour une PME, aborder certains marchés délicats sans prise d’information préalable équivaut à surfer sur internet sans pare-feu ni antivirus : ces entreprises prennent un risque potentiellement fatal.
Les CdB : Les entreprises françaises sont-elles familières avec ces problématiques aujourd’hui ?
Bertrand Monnet : Elles sont sans doute insuffisamment informées. C’est dommageable, car cela les prive parfois de leurs capacités de réaction. À cet égard, la formation apparaît comme le meilleur des remèdes. Il y a des spécialistes du risque criminel, mais développer une sensibilité à ces risques particuliers chez les entrepreneurs reste un enjeu. En outre, les entreprises sont de plus en plus conscientes qu’elles ont besoin de voir le risque pour s’en prémunir. En tant qu’enseignant, je pense que c’est une très bonne chose, car c’est là le travail des généralistes, des permanents de l’entreprise ; ils sont ceux qui tirent la sonnette d’alarme en cas de problème. Le comptable va être attentif à des factures présentant des irrégularités, l’acheteur va enregistrer des variations de prix étranges, le DRH détecter des cas d’absentéisme très récurrents, l’ingénieur se méfier de l’intérêt d’un confrère particulièrement insistant pour prendre connaissance de son domaine d’étude. Les spécialistes sont des gens compétents pour intervenir une fois que l’alerte est donnée. Mais ils interviennent bien souvent ponctuellement auprès des entreprises. Avant cela, il faut donc que ces dernières soient capables de détecter le problème et qu’elles comptent dans leurs rangs des collaborateurs alertes et formés à cet effet.