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Pourquoi, 20 ans après, il faut relire le rapport Carayon sur l’Intelligence Économique




Vendredi 29 Novembre 2024


En 2003, dans un contexte de mondialisation galopante et de rivalités économiques exacerbées, Bernard Carayon publiait son rapport sur l’intelligence économique (IE), intitulé « Intelligence économique, compétitivité et cohésion sociale ». Ce document pionnier, commandé par le Premier ministre de l’époque Jean-Pierre Raffarin, établissait un constat inquiétant mais qui a clairement été laissé de côté : la France accusait un retard stratégique face aux ingérences économiques étrangères et aux défis de souveraineté.



Le rapport Carayon : un diagnostic visionnaire sur l’intelligence économique et le marché global

Vingt ans plus tard, ce diagnostic reste d’une actualité frappante. En 2024, alors que le Sénat qualifie la situation géopolitique de "néo-guerre froide", relire et appliquer les recommandations du rapport Carayon apparaît comme une nécessité pour préserver les intérêts stratégiques français.

À l’aube des années 2000, la mondialisation a transformé l’économie en un terrain de compétition intense entre États et entreprises. En 2003, les investissements directs étrangers (IDE) atteignaient 1 400 milliards de dollars annuels, montant qui reflétait l’accélération des acquisitions transfrontalières. Cette dynamique, souvent perçue comme un moteur de croissance, masquait également des pratiques prédatrices, notamment dans les secteurs stratégiques.

Le rapport Carayon soulignait que 60 % des PME françaises innovantes dans les domaines sensibles, tels que la défense et la santé, avaient été rachetées par des intérêts étrangers entre 1998 et 2002. À cette époque, la France enregistrait un déficit commercial de 10,8 milliards d’euros, et donc une perte de compétitivité structurelle dans certains secteurs clés. Il y avait de fait déjà l’urgence d’une politique publique pour protéger les actifs stratégiques nationaux.
 

Deux notions fondamentales : guerre économique et patriotisme économique

Bernard Carayon, dans son rapport, introduit deux concepts novateurs dans le paysage français :

    1. La guerre économique : Il définit cette guerre comme un affrontement systémique, où les États s’appuient sur des stratégies économiques, juridiques et informationnelles pour dominer leurs concurrents.

    2. Le patriotisme économique : Une mobilisation collective des acteurs publics et privés pour défendre les intérêts stratégiques de la nation face à une concurrence mondiale féroce.
 

Ces notions, peu discutées à l’époque, se révèlent aujourd’hui d’une pertinence inouïe. D’un côté, les États mettent en place des systèmes pour bloquer ou contrôler les flux entrants et sortants, comme des réglementation strictes ou des taxes. De l’autre, la « réindustrialisation » de la France voulue par le gouvernement semble montrer une prise de conscience des pouvoirs publics quant aux limites de la mondialisation et ses dangers.
 

 

Des recommandations qui n’ont pas été prises suffisamment en compte

Le rapport Carayon formulait 38 propositions concrètes, visant à renforcer la résilience économique française face aux menaces extérieures. Ces recommandations, loin d’être obsolètes, résonnent encore fortement en 2024.
 
Le rapport plaidait pour la création d’un Conseil National pour la Compétitivité et la Sécurité Économique (CNCSE), une structure interministérielle destinée à centraliser et coordonner les efforts en matière de veille stratégique. À l’époque, la France souffrait d’une fragmentation institutionnelle, freinant la capacité à répondre efficacement aux menaces. Cette lacune, bien que partiellement corrigée depuis, demeure criante : en 2023, un rapport sénatorial pointait l’absence de synergies suffisantes entre les ministères, entreprises et collectivités territoriales.

Parmi les mesures phares, le rapport recommandait la création d’un fonds souverain pour préserver les entreprises nationales des rachats hostiles. En comparaison, la Norvège a mis en place un fonds souverain dès les années 1990, atteignant aujourd’hui 1 300 milliards de dollars, contribuant à son indépendance économique. La France, en revanche, a tardé à adopter des mécanismes similaires, exposant davantage ses actifs stratégiques.
 


 

Les nouveaux défis économiques en 2024 font écho au rapport Carayon

Si le rapport Carayon revient sur le devant de la scène et apparaît aujourd’hui comme fondamental, c’est qu’il anticipait de plusieurs décennies ce qui est en train d’arriver. Le rapport sénatorial de 2023 intitulé « Lutte contre les influences étrangères malveillantes : pour une mobilisation de toute la nation face à la néo-guerre froide » décrit une intensification des rivalités internationales, qualifiée de "néo-guerre froide". Les puissances adverses, notamment la Russie et la Chine, utilisent des stratégies hybrides pour affaiblir les démocraties occidentales. Ces stratégies incluent :
 

    • Manipulation de l’information : Les réseaux sociaux sont devenus des terrains privilégiés pour les campagnes de désinformation. L’affaire des étoiles bleues de David à Paris, une opération orchestrée par des services russes, en est un exemple frappant.

    • Cyberattaques : En France, les attaques visant les infrastructures critiques ont augmenté de 40 % entre 2020 et 2023, selon l’ANSSI.

    • Captation des savoir-faire stratégiques : En 2022, 30 % des brevets européens dans les technologies avancées ont été acquis par des entreprises étrangères, renforçant la dépendance technologique de l’Europe.

Le Sénat souligne que ces menaces exploitent les failles du modèle démocratique français, notamment son espace informationnel ouvert, et tirent parti des divisions internes.
 


 

Relire Carayon : des convergences entre 2003 et 2024

Malgré les dispositifs existants, la France reste fragmentée dans sa réponse aux ingérences étrangères. Le rapport sénatorial critique l’"archipelisation" des moyens : les dispositifs de protection (Viginum, loi "Ingérences étrangères") manquent de coordination et de financement suffisant.
 
Les constats et recommandations du rapport Carayon trouvent un écho frappant dans les propositions sénatoriales de 2023. Ces dernières s’articulent autour de trois axes :

    1. Renforcer la résilience de la population : La société française, encore naïve face aux menaces, doit être sensibilisée aux enjeux de manipulation de l’information.

    2. Gagner la bataille des narratifs : Une politique d’influence positive, défendant les intérêts français à l’international, est devenue indispensable.

    3. Construire une stratégie coordonnée : Une approche globale, interministérielle et inclusive, est nécessaire pour mettre fin à l’empirisme qui domine actuellement.

Ces recommandations rejoignent les propositions de Carayon sur la centralisation des efforts, la mobilisation nationale et l’importance de l’éducation aux enjeux stratégiques.
 

Pour répondre aux défis contemporains, la France doit adopter un patriotisme économique modernisé. Cela implique de protéger les actifs stratégiques nationaux tout en développant une stratégie d’influence proactive. Les entreprises françaises doivent être soutenues dans leur développement à l’international, et les citoyens sensibilisés aux risques des manipulations informationnelles.
 
Relire le rapport Carayon, c’est comprendre que la souveraineté économique ne se limite pas à une posture défensive. Elle nécessite une vision offensive, où la France agit en leader sur les enjeux stratégiques mondiaux, notamment dans les secteurs de l’énergie, des technologies numériques et de la santé.

En 2024, le rapport Carayon reste une référence incontournable pour comprendre et contrer les ingérences étrangères. Visionnaire dans ses analyses et propositions, il fournit un cadre stratégique encore pertinent face à des menaces hybrides toujours plus sophistiquées. Relire et appliquer ses recommandations, c’est doter la France des outils nécessaires pour préserver sa souveraineté économique et assurer sa compétitivité dans un monde marqué par des rivalités intenses. Plus qu’un document historique, le rapport Carayon est un guide pour affronter les défis stratégiques du XXIe siècle.

Aurélien Lacroix




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