Vous accompagnez des entrepreneurs dans la conduite de leurs projets de développement. Qu’est-ce qui fonde, d’après vous, votre légitimité à leurs yeux ?
Patrick Chassagne : L’expérience collective est au centre de la légitimité de Melcion, notre partnership. Il s’agit de la somme de toutes les rencontres (plus de 10.000…) de ces 18 dernières années, au cours desquelles nous nous sommes focalisés sur les entrepreneurs. Nous avons pu observer des effets différents émergeant de causes apparemment très similaires. Notre démarche est scientifique, riche d’une grande expertise et d’une grande expérience combinées. Même si je suis moi-même entrepreneur, mon expérience individuelle ne fait pas sens ici, bien que cela permette de comprendre un état de fait, ou certaines émotions ressenties par les entrepreneurs.
Où commencent vos missions ? Où s’arrêtent-elles ?
Nous accompagnons chaque entrepreneur pendant des années. La seule véritable limite, c’est que nous ne vivions pas la vie d’un entrepreneur à sa place. Notre activité, c’est le conseiller : l’entrepreneur est au centre de sa propre existence, c’est lui qui mène sa vie, qui la dirige. Absolument pas nous. Il ne s’agit en aucun cas d’être dans l’action, dans la prise de décision, mais bien dans le conseil, d’être force de proposition et d’écoute. Disons simplement qu’il n’y a pas de délimitation stricte à nos conseils : tout sujet d’inquiétude ou d’intérêt pour un entrepreneur nous concerne directement.
L’attribution d’un sens profond au projet entrepreneurial est-il une condition sine qua non de sa réussite ? Existe-t-il des « techniciens des affaires » purs et durs capables de devenir de bons entrepreneurs ?
Un bon technicien n’a rien à voir avec un entrepreneur. Il peut, bien entendu, faire un bon dirigeant d‘entreprise, mais ne fait pas un entrepreneur et ne peut pas le devenir. On est entrepreneur ou on ne l’est pas. A l’inverse, si un entrepreneur s’avère être, à force d’expérience ou naturellement, un technicien formidable ou un dirigeant charismatique et réfléchi, tant mieux ! Pour autant, même si c’est troublant, un bon entrepreneur n’est pas nécessairement un bon dirigeant. Il doit sans cesse continuer à se former pour s’améliorer et faire face aux nouveaux défis de son entreprise.
Accompagnez-vous également vos clients dans la construction d’une identité pour leur entreprise, en tant que personne morale indépendante et autonome, ou observez-vous une personnification fréquente, voire quasi-systématique de celle-ci ?
L’entreprise, en effet, est le projet de vie. Elle se dissocie de l’entrepreneur. Il y a une identité particulière à l’entreprise, et elle est le fruit de la somme de toutes les personnes impliquées dans le projet. Elle se distingue de la personnalité de l’entrepreneur. Cependant, l’entrepreneur est le premier ambassadeur de l’entreprise, la personnalité la plus visible. Mais celle-ci est toujours plus vaste, et représente un grand nombre de personnalités.
Vous conseillez, pour l’essentiel, des dirigeants propriétaires. En quoi ce statut si répandu affecte-t-il sa posture décisionnelle, ou même ses habitudes ?
Il y a belle et bien une posture particulière de l’entrepreneur-dirigeant. Il est différent d’un simple dirigeant. Par définition, le propriétaire est dans la globalité de la situation : il doit gérer simultanément plus de paramètres qu’un dirigeant non-entrepreneur, non-propriétaire. Le rapport au temps, par exemple, diffère profondément. Un entrepreneur est souvent dans une logique à plus long terme. Le projet est aussi un projet de vie, et pas uniquement professionnel. Les différents aspects qu’il doit gérer lui confèrent une spécificité.
Y-a-t-il eu, selon vous, une évolution notable du capitalisme familial ces dernières années ?
Bien sûr. C’est devenu d’autant plus nécessaire à l’entreprise de pouvoir se situer dans un temps long que les évolutions sont rapides et critiques. Il est complexe de piloter une entreprise aujourd’hui, notamment à cause de la crise profonde qui nous frappe depuis 2007. Or, l’actionnariat familial intègre la famille comme paramètre permettant de donner une direction plus claire au projet d’entreprise. C’est un atout précieux : d’après une étude d’Alain Bloch, les entreprises familiales surperforment les entreprises non familiales en période de crise. Le capitalisme familial intègre un paramètre fondamental en période de doute : un actionnariat stable et à long terme.
Comment selon vous a évolué, depuis 2007, la relation de l’entrepreneur au risque ? A-t-on encore « envie de se lancer », en France ?
Il s’agit de légendes. L’entrepreneur n’a pas le choix de son activité : l’argent et le risque peuvent être chez certains un moteur puissant, mais ce n’est pas le cas de la majorité des entrepreneurs. Un entrepreneur sait qu’il doit vivre de cette manière, c’est un moyen de réaliser son émancipation. Pour ce qui est de la difficulté de se « lancer », il peut certes aller créer hors de France, encore que ce soit une erreur. Ce n’est pas parce que les choses sont plus difficiles, que le contexte est moins favorable, que l’entrepreneur les fait moins. Plus simplement, disons que le rapport à la difficulté n’est pas dans le spectre d’analyse de l’entrepreneur, ce n’est pas un paramètre qui fait partie de son équation de départ. Prenez un capitaine de bateau naviguant dans une tempête : certes, il fait gros temps, mais on est en plein océan. Alors il fait face et imagine des solutions pour continuer à faire avancer le bateau. Pour l’entrepreneur c’est un peu pareil...
Quel regard portez-vous sur la transmission? Comment est-elle vécue par l’entrepreneur ?
La transmission est un moment clef. C’est même sans doute le moment le plus important d’un projet entrepreneurial. C’est précisément à cet instant qu’il va dépasser la propre existence de l’entrepreneur. C’est là que ce qu’il a créé passe une génération. Il est enfin pleinement dépassé par son œuvre. Mais l’importance de la transmission fait que l’entrepreneur se doit de la préparer très en amont, et limiter toute improvisation. La transmission, c’est la conclusion naturelle de l’acte d’entreprendre, infiniment plus que de vendre son entreprise. Si vous êtes un entrepreneur, alors, bien souvent, vous devez réfléchir à cette notion comme étant votre première option, voire même votre principale préoccupation. J’en conviens, c’est assez inhabituel d’évoquer ce projet de transmission comme central. Mais bien souvent, faute d’être évoqué assez régulièrement et sérieusement, il passe complètement au second plan.
Existe-t-il selon vous une ou plusieurs « éthiques entrepreneuriales » ?
C’est difficile à dire. Peut-on définir d’un coup une « éthique entrepreneuriale » ? Disons que l’immense majorité des entrepreneurs sont des gens avec un grand sens de l’éthique. Après, naturellement, tout dépend par ce que l’on entend par « éthique ». Du point de vue moral, les études sociologiques indiquent que 97% des citoyens sont honnêtes. Les entrepreneurs sont sans doute sur ce plan des citoyens comme les autres.
Comment définissez-vous la « fibre entrepreneuriale », en fin de compte ?
La fibre entrepreneuriale, c’est la différence qui nous pousse à essayer de rester libre tout en accomplissant dans notre vie professionnelle quelque chose de difficile. S’il s’agit de répondre à un appel, le terme de « vocation » n’est pourtant pas le plus heureux. En réalité, c’est une question de destinée. Mais il est certain que la fibre entrepreneuriale, ça ne s’explique pas. En aucun cas on se lève un beau matin en se disant « je veux être entrepreneur ». Cette volonté ne s’explique pas. Le projet d’entreprise constitue, pour l’entrepreneur, un des seuls endroits où il peut pleinement s’exprimer. C’est un véritable style de vie. Si l’on possède ces deux besoins, envie d’autonomie totale et besoin impératif de réalisation personnelle, alors on sait. Etre entrepreneur, c’est un moyen bien particulier d’exprimer qui on est en profondeur. C’est sans doute cet état d’esprit, cette fibre, qui pousse les grands explorateurs aux grandes découvertes, les fondateurs de partis politiques à ne pas désarmer, les compositeurs à produire. L’énergie est, dans tous ces cas, la même : on fait les choses telles que l’on voudrait les réaliser, librement.