Vous affirmez que les représentations occidentales ont tendance à dénaturer les motivations des djihadistes et qu'elles sont encore très éloignées de « la complexité du réel ». Comment expliquez-vous cette situation ?
On peut en partie expliquer cela par notre répugnance à admettre que des actes aussi atroces puissent se réclamer d’une quelconque foi, ou d’un dessein politique structuré. Lorsque l’on observe d’un œil non-avisé les méthodes des djihadistes, leurs discours et leurs exactions, on pourrait être tenté de croire que ces derniers ont simplement basculé dans la barbarie et qu’ils sont animés par la volonté de faire régner le Mal sur Terre. Cependant, après avoir analysé en profondeur leurs textes et leurs motivations, il apparaît que cette « soif de Mal » n’est que très marginale parmi les djihadistes. En réalité, la conviction « d’œuvrer pour le Bien » et la volonté de « sauver l'humanité » sont bien plus répandues. Il faut se rappeler cette formule de l’écrivain soviétique Vassili Grossman qui affirmait que « le Mal vient essentiellement de ceux qui veulent imposer le Bien aux autres ». EN réalité, la volonté de répandre sa propre conception du Bien peut s’avérer bien plus dangereuse que l’envie de Mal, notamment à cause de l’aveuglement que produit la conviction ou la foi.
Et selon vous, cela fait écho aux idéologies totalitaires du passé…
En effet, au cours de l'Histoire, on a bien vu que les idéologies totalitaires avaient toujours affirmé vouloir faire ce qu’elles estimaient être le Bien, même si cela impliquait la réalisation d’abominations. Et la justification de ces atrocités a souvent été produite par un discours de déshumanisation de « l’Autre ». L’utopie communiste ne pouvait pas se réaliser sans l’élimination de la bourgeoisie et des koulaks ; et le nazisme prônait quant à lui l’extermination des « Untermenschen » (« sous-hommes ») pour le bien de la race aryenne. De la même manière, les salafistes djihadistes takfiri d’aujourd’hui prétendent vouloir conduire l’humanité dans les meilleures conditions jusqu’à la Fin des Temps, ceci impliquant l’élimination des « mauvais musulmans » et des « Croisés occidentaux », dont les croyances « impures » rendent leur sang « licite ». Nous sommes donc en réalité face à un ennemi qui, convaincu d'agir pour le Bien, utilise ses convictions et sa foi pour mener une guerre totale contre les « apostats » et les « mécréants », espérant ainsi sauver l’humanité en la purgeant de ses « impuretés ».
Tout comme les nazis dénonçaient l’humiliation du diktat du Traité de Versailles, les djihadistes dénoncent « l’humiliation séculaire » de l’impérialisme occidental, contre lequel ils se revendiquent en état de légitime défense – soit exactement ce que proclamèrent les totalitarismes du passé. Dès lors, il devient impossible de considérer les djihadistes comme des nihilistes radicaux, c’est-à-dire des êtres incapables de dissocier le Bien du Mal. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, toute leur démarche s’inscrit autour de la conviction d’agir pour le Bien et de lutter contre le Mal, soit précisément contre les ennemis de l’intérieur (les « faux-musulmans ») et contre « l’anti-modèle » que représentent nos sociétés occidentales.
Tout comme les nazis dénonçaient l’humiliation du diktat du Traité de Versailles, les djihadistes dénoncent « l’humiliation séculaire » de l’impérialisme occidental, contre lequel ils se revendiquent en état de légitime défense – soit exactement ce que proclamèrent les totalitarismes du passé. Dès lors, il devient impossible de considérer les djihadistes comme des nihilistes radicaux, c’est-à-dire des êtres incapables de dissocier le Bien du Mal. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, toute leur démarche s’inscrit autour de la conviction d’agir pour le Bien et de lutter contre le Mal, soit précisément contre les ennemis de l’intérieur (les « faux-musulmans ») et contre « l’anti-modèle » que représentent nos sociétés occidentales.
Mais alors comment cette imposition du « Bien » parvient-elle à légitimer la violence de ses méthodes et la brutalité de ses exactions ?
Il faut bien comprendre que les djihadistes agissent avant tout au nom d’une idéologie qui, pour reprendre l’expression du linguiste allemand Victor Klemperer, réclame la soumission à la « théorie du Un » ; c’est-à-dire la conviction profonde qu'ils détiennent la seule et unique vérité et que toute altérité constitue un dangereux mensonge. Cette idéologie ordonne aux « vrais croyants » de dédier leur vie au djihad de l’âme et du sabre, soit la propagation de la charia et le combat contre les « apostats » et les « mécréants », dont la mort est « purificatrice » et même « morale » au sens où les djihadistes estiment qu'elle est réclamée par Dieu lui-même. Les idéologues de Daech ont ainsi produit un discours qui répartit systématiquement les notions de Bien et de Mal, et qui refuse d’admettre que leurs jugements puissent s’appliquer aussi bien à eux qu’aux autres. Et c'est ce manichéisme du jugement – soit l’absence de ce que Tzvetan Todorov nommait le « troisième degré de moralité » – qui fonde toute la légitimation de la violence terroriste au sein de la doctrine djihadiste. Il est donc essentiel de comprendre que l’intolérance et la violence proviennent non pas d’une barbarie sans nom, mais d’une idéologie à prétention universelle dont l’objectif est de s’imposer de force au reste du monde et de ne laisser aucune place à la diversité.
Selon vous, comment doit évoluer notre conception du phénomène djihadiste pour permettre une meilleure compréhension de la nature de notre ennemi ?
Il est essentiel d'avoir à l'esprit que le soldat martyr - auquel est promis le paradis - est convaincu d'accomplir une « mission divine » et d'œuvrer pour le « Bien » par son sacrifice. Réduire la violence terroriste à des « délires barbares irrationnels », c’est ignorer à la fois le propre du djihadisme, qui est un appel à rejoindre une communauté combattante ; ainsi que les particularités de la rhétorique de Daech, qui défend une vision de l'Histoire basée sur la promesse d’une victoire eschatologique des « vrais croyants ». La lutte contre-terroriste reste pervertie par le deux poids deux mesures de ses propres termes, sur lequel joue sans retenue la propagande djihadiste. Nous sommes restés trop longtemps aveuglés par une soi-disant guerre contre « le Mal barbare » – alors que le fondement même du projet de notre ennemi affirme « œuvrer pour le Bien commun » et vouloir « sauver l’humanité ». La lutte contre l’idéologie djihadiste s’avère donc fondamentale car il ne s’agit pas d’un simple « lavage de cerveau » qui engendrerait des êtres barbares, mais bien d’une vision de l’Histoire, d’une « mission » à l’échelle mondiale, conçues par une « avant-garde » autoproclamée dont l’objectif est, dans l’intérêt de leur vision du « Bien commun », d’imposer la « véritable » orthodoxie sunnite et de purger l’humanité de ses éléments « impurs » afin d’affronter la Fin des Temps dans les meilleures conditions.
Edouard VUIART, Après Daech, la guerre idéologique continue, VA Press Editions, 2018
Edouard VUIART, Après Daech, la guerre idéologique continue, VA Press Editions, 2018