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Interview d' Alexandre Rayne: prévenir les ruptures stratégiques




Vendredi 11 Décembre 2009


L’intelligence économique a fait son apparition officielle en France en 1994, avec la publication du Rapport de la Commission Martre. Depuis, elle s’est progressivement répandue dans les grandes entreprises françaises, mais aussi dans les milieux académiques qui contribuent, grâce à la recherche en management, à l’amélioration des méthodes et des outils de la veille stratégique.

Au cœur de cette démarche : la captation des « signaux faibles », encore appelés signes d’alerte précoces. Alexandre Rayne nous explique ce concept encore mal compris, et comment une attitude vigilante permet d’anticiper les ruptures stratégiques. A méditer en temps de crise financière...



Interview d' Alexandre Rayne: prévenir les ruptures stratégiques
CdB : Vous venez de publier aux éditions l’Harmattan « Prévenir les ruptures stratégiques – du bon usage des signaux faibles ». Pourriez-vous nous décrire en quelques mots le concept de signal faible ?

A.R. : Les signaux faibles sont de petites informations parcellaires, diffuses, incomplètes, pouvant se trouver un peu partout et dénuées de sens a priori. Elles sont néanmoins porteuses d’éléments qui permettent d’anticiper des mutations ou des événements plus ou moins proches. Et plus le signal est éloigné dans le temps de l’événement qu’il annonce, plus il est faible car il est d’autant plus difficile de comprendre le lien entre l’information et l’événement lui-même.

On peut prendre l’image de la pièce du puzzle pour illustrer ce terme. Une pièce de puzzle est inintelligible en tant que telle ; il faut l’inscrire dans un contexte, la confronter avec d’autres pièces pour lui donner du sens et avoir la vision du tout. Et par conséquent, les caractéristiques du signal font aussi bien sa force que sa faiblesse : sa force, c’est sa précocité car on peut avoir une information qui peut s’avérer importante avant les autres ; sa faiblesse en est la conséquence : manque de clarté, difficulté à le détecter, risque d’intégrer une information non vérifiée…

CdB : Et quelles sont les implications stratégiques d’un tel concept ?

A.R. : La nature même de la stratégie d’entreprise est le développement d’un avantage concurrentiel. Et pour être en avance sur ses concurrents, l’entreprise doit saisir en premier les besoins de ses clients et les tendances qui feront évoluer ces besoins et les demandes du marché. L’avantage concurrentiel n’est pas fixe, il évolue avec le marché dont les besoins, les habitudes, les règles, les références évoluent sans cesse et de plus en plus vite. Dans ces conditions, la faculté de comprendre et d’anticiper ces mutations est un atout majeur pour l’entreprise. Il n’est d’ailleurs pas étonnant de voir que le concept de signaux faibles s’est développé dans le domaine du management à partir de la deuxième moitié des années 1970, après les chocs pétroliers et à l’orée d’un monde de plus en plus instable politiquement et économiquement.

Interview d' Alexandre Rayne: prévenir les ruptures stratégiques
CdB : Cela semble être une notion bien abstraite. Comment cela se traduit-il dans la vie quotidienne des entreprises ?

A.R. : Toute la difficulté est là. Il est clair pour tout chef d’entreprise que le succès passe par une compréhension des mutations de son marché pour répondre au mieux à la demande des consommateurs. Mais les tensions sont fortes entre d’une part les exigences immédiates de satisfaire les clients sur son cœur de métier et de gérer l’organisation de l’entreprise et d’autre part la nécessité de prêter l’oreille aux bruissements annonciateurs de potentielles mutations. Quelle quantité de temps, d’énergie, de ressources faut-il consacrer à la détection, à l’analyse et au traitement d’une information dont personne ne peut dire à quelle conclusion elle va mener ? On retrouve là le débat présenté dans la première partie du livre entre les auteurs qui plaident pour un remodelage de l’organisation de l’entreprise à même de lui permettre de détecter et d’exploiter les signaux faibles, notamment par la mise en place de moyens automatiques et informatiques et les auteurs qui voient les freins humains, organisationnels et psychologiques qui nuisent à une circulation efficace de l’information et à sa compréhension.

CdB : N’est-ce pas cette coexistence entre signaux d’alerte et réticences à les écouter que vous avez voulu mettre en avant dans votre analyse des crises financières ?

A.R. : Effectivement. Les bulles financières sont un parfait exemple de situations paradoxales où les signes annonciateurs du retournement sont présents et parfois même bien identifiés par les acteurs du milieu et où pourtant les circonstances et biais organisationnels et psychologiques constituent un frein énorme à leur prise en compte dans la décision. Il ne s’agit en aucun cas de dire ici « Voyez, on vous l’avait bien dit, il suffisait de m’écouter ». L’objet de cette analyse est de comprendre et d’illustrer ces entraves psychologiques qui poussent les marchés à continuer à « danser tant que la musique joue ».

Parmi celles-ci l’analyse du risque est particulièrement intéressante : le risque, c’est le métier de l’homme de marché qui fait profit de ses arbitrages. Or, dès lors que la conscience collective comprend qu’un retournement peut avoir lieu, tôt ou tard, les acteurs se réfugient derrière un mimétisme protecteur : je ne sais pas quand le retournement va avoir lieu ; donc je continue car si je m’arrête maintenant, d’une part je renonce à des profits de court terme et d’autre part je prends le risque de me tromper tout seul si jamais la bulle n’explose pas. On voit ici comment le prestige qui se mesure au montant des profits engrangés et la concurrence exacerbée entre établissements empêchent la prise de recul et le regard critique nécessaires pour éviter la bulle. A cela, il faudrait ajouter des facteurs qui ne sont pas propres aux marchés financiers comme la mauvaise circulation et le manque de maîtrise de l’information au sein des organisations.

CdB : Faut-il donc se résigner à subir une sorte de fatalité ?

A.R. : Non bien sûr, mais le tout est de savoir quels signaux rechercher. Jusqu’ici, nombres d’auteurs se sont attachés à comprendre comment détecter et mettre en lumière des signaux que l’on pourrait qualifier de rationnels, c’est-à-dire qui traduisent des faits qui génèrent d’autres faits qui eux-mêmes en engendrent d’autres et ainsi de suite, par effet de dominos, jusqu’à l’apparition de l’événement. Prenons par exemple le cas de la crise des subprimes. La remontée des taux d’intérêt aux Etats-Unis a provoqué un renchérissement du coût du crédit qui a lui-même engendré une hausse du nombre des défauts de paiement des emprunteurs américains. Ceci a eu dans un premier temps pour effet une baisse des prix de l’immobilier sous l’affluence sur le marché de logements vendus pour honorer les dettes. D’où dans un second temps une dévalorisation des produits financiers dérivés (titrisés sur ces créances) dont la valeur reposait sur la capacité de remboursement des ménages. Chacun de ces faits, pris dans la chaîne de causalité, constitue donc un signal d’alerte avertissant des conséquences à venir.

Mais on a vu à travers la littérature aussi bien que par l’expérience combien ces signaux rationnels sont difficiles à prendre en compte : on peut ne pas les voir ni les comprendre et on peut aussi ne pas vouloir les voir ni les comprendre. Et la cyclicité des crises financières ne nous incite pas à l’optimisme. Mais s’il paraît difficile voire impossible de s’appuyer sur des signaux rationnels pour anticiper les crises, il vaut peut-être mieux s’attacher à écouter des signaux d’ordre comportemental qui sont eux-aussi récurrents. C’est ce que J.K. Galbraith appelle « le climat de surexcitation » propre aux marchés financiers et dans lequel une idéologie dominante émerge sans laisser d’espace à la critique ou à la contradiction créant ainsi un état d’aveuglement collectif. Cette croyance unanimement répandue que les arbres vont monter jusqu’au ciel entretient la bulle et la condamne inéluctablement, tôt ou tard et sous une forme ou sous une autre, à exploser. Le signal le plus précoce et le plus pertinent est donc à chercher dans le comportement collectif.


Pour aller plus loin:
Alexandre RAYNE, Prévenir les ruptures stratégiques – du bon usage des signaux faibles, chez L'Harmattan


La Rédaction

Dans cet article : alexandre rayne



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