Carnets du Business


           

Frédéric Gallois : « L’intuition permet d’éviter d’avoir une seconde de retard dans l’usage des armes »




Jeudi 3 Octobre 2013


Entretien avec le colonel Frédéric Gallois, ancien commandant du Groupement d’Intervention de la Gendarmerie Nationale (GIGN). Il revient pour Carnets du Business sur le management très particulier d'hommes vivant des situations extrêmes. Il évoque avec nous en particulier la place de l'intuition dans les processus décisionnels, et la gestion humaine des crises qu'une institution peut traverser.



Le GIGN intervient à un rythme extrêmement soutenu. Comment les hommes du groupement parviennent-ils à gérer des pics de stress à intervalles aussi rapprochés, dans la durée ?

Frédéric Gallois : « L’intuition permet d’éviter d’avoir une seconde de retard dans l’usage des armes »
Le GIGN intervient en effet globalement une fois par semaine. Selon les rythmes d’alerte, les astreintes, les emplois du temps de formation et d’instruction, cela représente généralement pour chaque personnel une opération tous les 15 jours au minimum. Ce rythme d’intervention est ponctué par des phases de relâche et d’entrainement à la caserne, mais dans un cadre très peu formel, sans hiérarchie, discipline ou organisation pesante. Par exemple, il y a peu d’horaires, il y a surtout des rendez-vous sur objectifs. Chacun est très autonome pour gérer son emploi du temps et décompresser : tous doivent pouvoir mener des activités dérivatives, à côté de ses obligations professionnelles. Celui qui s’enferme dans une relation passionnelle ou fusionnelle avec son travail risque d’accumuler du stress. Selon les résistances de chacun, les conséquences de ce cumul se feront sentir plus ou moins rapidement, mais elles seront certainement néfastes. Celui qui ne parvient pas à trouver d’activités dérivatives ne durera pas. 

Les activités dérivatives sont une nécessité : il faut que l’esprit puisse s’échapper de cette pression du quotidien professionnel. En interne, le groupement accorde une place très importante à l’humour et à la dérision. Il tolère très facilement le fait de simplement lâcher prise avec le quotidien. Les activités dérivatives constituent certes un réflexe naturel, mais ce besoin a été intégré de manière structurelle : pour certains ce sera le sport, pour d’autres la famille, pour d’autres encore ce seront des hobbies divers. Mais cette « soupape de décompression » est devenue un rituel quasi institutionnalisé. Chacun a son petit truc qui lui permet d’évacuer le stress et chacun doit pouvoir s’en servir.

Vous avez perdu un homme sous votre commandement (20/01/2007, Gensac). Comment s’adresse-t-on à ses hommes, et comment dépasse-t-on le « traumatisme » collectif dans ces situations ?

Ce type d’évènements dramatiques impose naturellement deux choses. La première est de montrer de l’affectif, parce que nous sommes forcément touchés. Il est impossible et impensable de ne pas réagir humainement à la perte de l’un des siens. La contrepartie de notre cohésion et de notre fraternité d’armes est que nous constituons une véritable famille, qui ressent très durement et douloureusement la perte d’un de ses membres. Nous vivons en permanence les uns avec les autres alors il est normal qu’il y ait de véritables liens affectifs entre nous. 

La deuxième chose à rappeler, c’est que le sacrifice fait partie de l’engagement. Chacun l’a accepté et ce type d’événements est malheureusement l’occasion pour chacun de s’en souvenir. C’est ce qui fait la valeur et la profondeur de l’engagement dans des unités spéciales comme le GIGN : nous sommes prêts à mettre notre vie dans la balance. La mort d’un homme en intervention ne doit pas être vécue comme un dysfonctionnement ou une anomalie du système, mais comme une réalité de la vie dans ce type d’unités. Malgré le fait que ce soit extrêmement difficile à vivre, malgré la peine ou l’incompréhension par rapport à ce qui a pu se passer, il faut rappeler que cela arrive et que cela fait malheureusement partie de l’engagement pour lequel nous avons tous signé. Il convient aussi de dire, même si c’est délicat, qu’une unité professionnelle comme le GIGN doit savoir dépasser cette épreuve et rester prête à intervenir en toutes circonstances. Cela correspond à la fois au devoir et à la morale de ce type d’unité. 

Enfin, et ce n’est pas anecdotique, je tiens à insister sur le fait qu’une unité militaire ne pleure pas ses morts, elle les honore. Nous pleurons nos morts individuellement au fond de nous-mêmes ; mais collectivement, nous les honorons. Chacun doit prendre sur soi pour faire d’un décès en opération quelque chose de grand et d’honorable. Nos morts en opération ne sont pas des victimes, mais des héros, selon une acception qui est devenue un peu étrangère à nos sociétés. Nous arrivons pour la plupart à avoir de belles vies, mais certains d’entre nous arrivent aussi à avoir une belle mort. C’est tout le sens du cérémonial militaire, qui honore les morts au combat et permet de dépasser collectivement la peine que nous avons de voir partir l’un des notre. Je conçois que cela soit difficile à appréhender pour une personne étrangère au monde militaire.

Les hommes d’un groupe d’intervention doivent avoir une confiance sans faille les uns envers les autres. Quel est le ciment de votre cohésion? Est-ce ce que vous appelez « l’esprit de corps » ?

L’esprit de corps est une sensation assez extraordinaire, qui a pour origine le partage collectif d’émotions et de situations extrêmement fortes. La confrontation à la mort fait partie au premier chef de ces phénomènes qui mettent tout le monde sur un pied d’égalité : quels que soient les tempéraments ou les différences, nous sommes tous égaux face à la mort. Cela nous ramène à notre simple condition humaine. Nous sommes engagés au feu en groupes ou en équipes ; le partage silencieux de cette épreuve crée un lien très fort entre ces personnes. La confrontation à la mort dévoile ce que nous sommes en réalité, sans artifice et sans effet de manche. Cette « vérité » sur soi, partagée collectivement est à la source de cette confiance aveugle que nous pouvons avoir les uns envers les autres, parce que nous nous connaissons mieux au travers de ces épreuves que nous ne pourrons jamais le faire autrement. Le fait de trouver le courage d’affronter une situation qui met votre vie dans la balance vous lie indissolublement à ceux qui ont fait preuve du même tempérament dans la même situation. La fraternité d’armes et l’esprit de corps se construisent sur cette base : chacun a intégré au fond de lui-même qu’il appartient à un groupe susceptible d’expérimenter des épreuves d’une grande profondeur. Les membres de cette fraternité d’armes s’en reconnaissent sans en parler. Cet esprit de corps, ce sentiment de pouvoir indéfectiblement compter les uns sur les autres, nous aide à affronter le danger au gré des interventions.

Comment forme-ton quelqu’un à l’idée qu’il peut donner la mort ?

Dans certains cas, comme dans les problématiques terroristes, éliminer une vie peut permettre de sauver d’autres vies. Ôter une vie n’a rien d’anodin. L’individu doit accepter le fait qu’il est dépositaire de ce pouvoir exorbitant l’autorisant à légalement tuer quelqu’un. Un individu ne peut accepter de donner la mort que s’il l’a intégré comme quelque chose de positif dans son système de valeur. Il ne pourrait pas le faire dans le cas contraire. Il accepte ainsi la responsabilité d’abattre quelqu’un, éventuellement sur ordre, parce qu’il sait que c’est à la fois légal, légitime et moral.

En intervention, les hommes doivent prendre des décisions rapides. Quelle place pour l’intuition au GIGN ?

La question de l’intuition renvoie naturellement à celle du jugement individuel, dans des situations impliquant la vie ou la mort d’une ou plusieurs personnes. Mais nous sommes parfois confrontés à des situations qui ne laissent pas le temps de la réflexion, tout en ayant des implications morales et éthiques fondamentales, comme lorsque vous devez décider en une fraction de seconde de tuer ou de ne pas tuer la personne qui vous menace ou qui menace un tiers. Certes, les réflexes jouent leur rôle, mais la réaction face à ce type de cas extrêmes fait appel à toutes les dimensions de la personne : réflexes, réflexion, expérience et jusqu’à l’âme de la personne. Toute la personne va être focalisée à un instant précis sur la réponse à une seule question : est-ce que j’appuie sur la détente ou non ? Cela impose de trancher en un instant entre la possibilité d’épargner une vie et celle d’éliminer une vie. Et cette décision, il faudra l’assumer ensuite. L’intuition permet d’éviter d’avoir une seconde de retard dans l’usage des armes, en évaluant le plus justement et le plus rapidement possible le maximum d’informations sur une situation donnée. Mais une « bonne » intuition se construit avec le temps et avec l’expérience, sachant que même les plus aguerris d’entre nous ne sont pas à l’abri d’une erreur d’interprétation, lorsqu’il faut prendre une décision en moins d’une seconde. Mais il s’agit là du cas extrême lorsqu’il y a usage des armes, ce qui est loin d’être systématique.

De manière plus générale, stress et intuition font-ils bon ménage ?

Pour ce qui est de la manœuvre, la façon dont se déroulent nos opérations, l’intuition est également importante. Elle constitue pour le GIGN une forme d’intelligence de situation, fruit de l’expérience qui va venir vous indiquer inconsciemment le bon schéma tactique. Ce n’est donc pas quelque chose qui se maitrise a priori – l’intuition n’est pas l’instinct –, mais un savoir-faire autant qu’un savoir-être qui se travaille très en amont. L’intuition se forge avec les années par l’instruction, l’entrainement, l’expérience et la « densité » de l’individu. L’intuition repose sur des fondamentaux techniques, mais aussi sur la personnalité de chacun, sur les capacités de réflexion et sur ses connaissances. Se forger une bonne intuition est un travail de longue haleine, résultat de longues années d’intégration d’éléments variées et de mises en situation multiples. 

Parallèlement aux mécanismes de l’intuition, le GIGN travaille sur la gestion du stress, car dans des situations extrêmes, chacun sait que le stress peut totalement inhiber l’individu ou au contraire décupler ses capacités de réactions et de raisonnement en toute lucidité. Nous ne sommes pas égaux sur ce sujet, mais pour les individus que nous sélectionnons, cette accoutumance au stress leur permet d’utiliser à bon escient leur intuition. Le stress et l’intuition additionnés peuvent amener à réagir plus rapidement et plus efficacement que la réflexion ne le ferait. Sous l’action du stress, certaines personnes ayant fait usage de leurs armes en opération ne se souviennent pas avoir donné l’ordre de faire usage du feu : la réflexion et la mémorisation peuvent être totalement écartées du processus qui amène un individu à s’en remettre exclusivement à son intuition. C’est à ça que le GIGN essaie de préparer ses hommes : savoir faire ce qu’il faut quand il le faut, indépendamment de l’environnement.

La Rédaction




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