Résumons vos débuts : un ingénieur diplômé de Centrale Paris chez Mars & Co... Qu’est-ce qui vous a amené à passer de la robotique laser au monde de la stratégie ?
Patrick Roure : J’ai choisi à ma sortie de Centrale de faire mon service militaire comme officier. Après l’Ecole de l’Arme Blindée à Saumur je suis parti commander un peloton de combat dans un Régiment de la FAR alors en cours de constitution. Cela m’a ainsi permis de goûter à l’art, plus subtil que beaucoup de personnes ne l’imaginent, de la stratégie militaire et de celui du commandement sur le théâtre d’opérations. Le lien avec la stratégie appliquée aux entreprises a été facile, avec l’ouverture au business indispensable à un jeune ingénieur trop habitué aux sciences exactes ! J’ai eu la grande chance de rencontrer Dominique Mars, fondateur et Chairman de Mars & Co, qui m’a guidé dans cet apprentissage et continue à m’éclairer de ses inestimables conseils.
Vous avez ensuite consacré plusieurs années à l’hyper-distribution, auprès du groupe Carrefour. Comment expliquez-vous votre réputation de « développeur hors pair» à l’international ?
Les jambes me démangeant au bout de quelques années, j’ai eu l’opportunité de faire une autre belle rencontre avec Paul Louis Halley, alors Président de Promodès. C’est lui qui m’a lancé dans la « vraie » vie, avec un premier concept à ébaucher pour, vite car la vitesse était l’un de ses maître mots, ouvrir 2 magasins par mois dans le pays où lui-même avait bâti sa réputation, l’Espagne. Ce projet m’a fait rencontrer de grands professionnels dont mon patron direct, Javier Campo, Président de DIA International puis membre du Directoire de Carrefour comme José Maria Folache, un autre ami contre lequel j’ai pourtant commencé par batailler chez Continente pour obtenir de bonnes conditions d’achat. Je crois avoir gardé d’une partie de mon enfance passée à l’étranger ce goût d’aller vers l’autre… Et du rugby celui d’avancer malgré les embûches… Deux qualités indispensables quand on veut se projeter à l’international !
C’est ce profil de « business developer » qui vous a conduit en 1998 à la tête d’Eldorauto ?
En rentrant en France en 1996 j’ai dirigé un hypermarché Carrefour, expérience unique d’animation humaine et d’organisation minutieuse mélangées. Puis vint le pain noir pour mon tempérament d’entrepreneur : accompagner le Directeur exécutif France en tant qu’adjoint dans sa lutte pour freiner la technocratie rampante qui envahissait Carrefour, entreprise pourtant érigée sur des valeurs humaines et une prise de décision (et de responsabilité) décentralisée. J’ai appris à y nager, plutôt bien d’ailleurs, mais sans pour autant aimer cela ! J’ai donc profité d’une opportunité de reprendre mon bâton d’entrepreneur dans une entreprise dont je pouvais « travailler » le code génétique. Eldorauto, devenu Autobacs après le rachat par le leader mondial japonais, m’a permis de reprendre ce concept de « category killer » appliqué au monde de l’automobile, créé à la fin des années 70, trop tôt pour un automobiliste encore attaché (ficelé devrait-on dire) à son réseau de marque ! Les attentes (exprimées et non exprimées) des consommateurs nous ont guidées pour, près de 20 ans plus tard, retailler les facettes de ce diamant brut, cette fois en phase avec un consommateur plus mature face à son véhicule, et toujours aussi passionné pour une grande part !
On vous connaît surtout sous les traits de « l’homme de la situation », pour avoir successivement relancé Haviland et Guy Degrenne à des moments charnières de leur histoire. Patrick Roure, manager de transition ou prospectiviste ?
Quand on regarde l’histoire de ces marques, comme de toute entreprise d’ailleurs, nous devons tous nous placer dans la peau de managers de transition. Oui, mais encore faut-il clairement identifier quelle est la transition dont a besoin l’entreprise dont on a la charge ! Puiser dans son histoire comme dans l’évolution des marchés sur lesquels elle opère pour définir son dessein, améliorer son code génétique, affirmer sa raison d’être, afin de répondre à la question : pourquoi manquerons-nous à nos clients demain si nous disparaissons ?!? Cela n’exclut évidemment pas de mettre en œuvre les leviers classiques d’optimisation de la performance de l’entreprise : mécanismes financiers d’acquisition ou d’optimisation, rigueur de gestion, dynamique managériale, organisation et optimisation des flux et du BFR, etc. Ici on doit s’attacher à résoudre l’équation particulière à cette entreprise, assurant une vision stratégique à long terme autour de laquelle l’ensemble des plans d’action devront s’articuler et l’ensemble des forces vives devront s’aligner !
La métamorphose de Guy Degrenne d’ailleurs, sous votre présidence, a été radicale mais fructueuse. Qu’est-ce qui vous a amené à réinventer le business model de l’entreprise, pour ne pas dire l’entreprise elle-même ?
Comme souvent dans la vie des marques, après une époque euphorique de développement s’appuyant sur un positionnement clair, Guy Degrenne s’est perdue dans un rêve d’Icare. Pensant être tellement incontournable qu’elle pouvait conquérir tous les territoires des Arts de la Table, on retrouvait ses produits éparpillés dans le haut de gamme, le classique, le « design » et jusque dans des gammes totalement banalisées, offerts en stations services ou vendues en supermarché. Cette phase de « milking », certes fructueuse à court terme du point de vue financier, a entrainé la perte du positionnement de la marque dans l’esprit du consommateur, totalement brouillé à force de vouloir être partout. La descente aux enfers qui a suivi a été aussi brutale que désastreuse pour la société, les marchés sous-jacents dérapant au même moment (chute de la liste de mariage après l’effet « an 2000 », disparition du détail traditionnel).
Le seul avantage à reprendre une société dans cette situation mi 2004 fut de pouvoir repartir d’une feuille blanche ou presque ! Les résultats financiers 2003 étaient catastrophiques après 4 années de baisse sensible du CA, nous avions 3 banques aux affaires spéciales et un second plan social était annoncé 18 mois après le précédent, annonçant une fin « à la Moulinex »…
Nous avons décidé d’une part de sonder l’évolution de ce marché en menant une étude au plus près des consommateurs, afin d’en déterminer les segments potentiellement porteurs. Nous avons d’autre part, avec une autre équipe dédiée et totalement indépendante de la première, identifié quel(s) attribut(s) étaient associés à la marque Guy Degrenne par les consommateurs, véritable analyse du « code génétique » reconnu de la marque. Nous avons enfin croisé ces deux études en espérant trouver un segment de marché dynamique sur lequel notre « code génétique » pouvait être crédible après mutation. Heureusement ce fut le cas, et nous avons mis ce nouveau positionnement au cœur de notre stratégie, l’implémentant avec énergie et détermination dans tous les départements de la société malgré les freins externes et surtout internes.
Le seul avantage à reprendre une société dans cette situation mi 2004 fut de pouvoir repartir d’une feuille blanche ou presque ! Les résultats financiers 2003 étaient catastrophiques après 4 années de baisse sensible du CA, nous avions 3 banques aux affaires spéciales et un second plan social était annoncé 18 mois après le précédent, annonçant une fin « à la Moulinex »…
Nous avons décidé d’une part de sonder l’évolution de ce marché en menant une étude au plus près des consommateurs, afin d’en déterminer les segments potentiellement porteurs. Nous avons d’autre part, avec une autre équipe dédiée et totalement indépendante de la première, identifié quel(s) attribut(s) étaient associés à la marque Guy Degrenne par les consommateurs, véritable analyse du « code génétique » reconnu de la marque. Nous avons enfin croisé ces deux études en espérant trouver un segment de marché dynamique sur lequel notre « code génétique » pouvait être crédible après mutation. Heureusement ce fut le cas, et nous avons mis ce nouveau positionnement au cœur de notre stratégie, l’implémentant avec énergie et détermination dans tous les départements de la société malgré les freins externes et surtout internes.
Vous employez souvent, à ce titre, le concept de « code génétique » de l’entreprise. Résume-t-il bien votre conception de la stratégie ?
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Pour moi la stratégie d’une entreprise ne peut pas être uniquement la juxtaposition de plans d’actions d’amélioration au service de la rentabilité court-termiste, le fameux «quarterly earning» ; mais aussi et surtout la définition d’un sens, d’une vision, comprise et mise en œuvre par tous les collaborateurs. C’est la plus noble tâche de l’équipe de direction que d’identifier, de formaliser et de diffuser cette vision, avec solidarité et volonté. C’est là que l’image du « code génétique » prend tout son sens. Par définition indiscutable et incontournable, il devient LA référence pour la prise d’une quelconque décision, il garantit la cohérence du tout et évite la dérive de l’entreprise comme le gaspillage d’énergies centrifuges. Cela peut paraître frustrant et castrateur à certains collaborateurs à l’esprit franc-tireur. Leur incompatibilité avec le reste du corps social de l’entreprise, ainsi révélée, doit être gérée avec la même vigueur qu’un organisme rejetant les corps étrangers.
Le principal enseignement que vous avez tiré de votre parcours de dirigeant ?
Ecouter, écouter, encore écouter. Ecouter pour comprendre, écouter pour laisser s’exprimer, écouter pour se forger son intime conviction, écouter pour décider, écouter pour pouvoir convaincre. Ecouter ses clients, écouter ses actionnaires, écouter ses collaborateurs. Tout dirigeant lucide sur son rôle sait qu’il n’y a pas grand-chose en haut de la montagne, à part un miroir pour les narcisses. Il faut donc sans cesse « faire l’hélicoptère » pour aller rechercher l’information de première main indispensable à la prise de décision, car le reporting que vous recevez est TOUJOURS déformé, de manière intentionnelle ou non intentionnelle, comme un slogan qui se déforme entre le début et la fin d’une manifestation. Le dirigeant DOIT recaler son gyroscope personnel en allant au plus près de l’activité de son entreprise, s’extrayant avec détermination du carcan moelleux de l’agenda rempli de réunions en vase clos. Vos collaborateurs, souvent les plus modestes, sont de véritables mines de savoir et d’innovation car proches du terrain. Le système technocratique typiquement français ne nous prédispose pas vraiment à cette écoute, des Grandes Ecoles aux systèmes de gouvernances. C’est donc un combat personnel que le dirigeant doit mener, ici aussi avec détermination.
Aujourd’hui, vous êtes un expert sollicité par de nombreux dirigeants, interpellés par votre manière singulière d’aborder les problèmes complexes. L’entreprise : un « Rubik’s Cube » pour Patrick Roure?
Je ne suis pas un grand fan du Rubik’s Cube (rires) ! Par contre ces différentes et riches expériences alliées aux convictions exprimées plus haut me permettent de créer une véritable empathie avec les dirigeants qui me font l’honneur -et souvent l’amitié- de partager leurs réflexions sur le rétablissement comme le développement de leur entreprises. L’écoute est ici aussi primordiale pour déceler les failles, sentir les bons coups, appuyer les bonnes initiatives. Beaucoup d’humilité aussi, connaissant mieux que tout autre la difficulté de la tâche du dirigeant que j’accompagne. La démarche n’est donc pas purement rationnelle et mécanique comme pour un Rubik’s Cube, mais aussi sensorielle et finalement très humaine !
Au terme de ce bilan de compétences, vous qualifier de « généticien de l’entreprise », cela vous paraît-il pertinent ?
Effectivement, travailler à l’identification du « code génétique » de l’entreprise que je dirige ou que je conseille, cela fait bien de moi un généticien de l’entreprise (rires). Mais je m’applique aussi avec mon équipe à en aligner toutes les forces vives au service de cette vision. Et là, il s’agit d’échanger, de convaincre et encore convaincre. Diriger, au sens le plus humain du terme.