Yves Goblet : « une marque puissante est une marque portée par son public cible »



Mercredi 15 Octobre 2014


Yves Goblet est l’auteur de « Construire une marque puissante », paru aux éditions EMS. Successivement Vice-président de Bouygues Telecom, Directeur général de TPS, Directeur général adjoint de TF1 et Président exécutif d’Anovo, cet ancien enseignant de la Harvard Business School a décidé de mettre son expertise au profit des marques en quête de leadership.



Votre ouvrage remet en cause une forme de mécanisation du marketing que, de façon transversale, vous opposez au marketing expérentiel. Tirez-vous cet angle de vue de votre expérience de top manager dans l’univers des médias (TF1, TPS) ?

Yves Goblet
Des marques media comme TF1 aujourd'hui, ou TPS à son époque, sont difficiles à analyser parce qu'elles sont l'agrégat de rendez-vous différents qui constituent l'audience du media. Ainsi le succès de la chaîne TF1 est la résultante du succès du journal télévisé, lui-même dépendant de l'émission de divertissement de 19h à 20h, d´émissions enregistrées comme  Koh Lanta, de séries comme "Les experts", de films à forte audience le dimanche soir, etc.
 
Cette grille de programme constitue un canevas dont chaque sous-partie fidélise des téléspectateurs au profit de l'agrégateur que constitue TF1. De plus, la relation avec l'émission peut être beaucoup plus légère avec Money drop (retour du travail, besoin de détente) que lors du journal télévisé ou l'émission  Sept à Huit, le dimanche soir. Seule TF1 pourrait dire si sa marque est plus proche de l'univers de l'information ou du sport que de celui des fictions ou d'émissions de détente comme Koh Lanta. Rien n’est plus difficile que de conserver une audience dans l' univers de gratuité et de libre accès que constitue la TNT et je suis assez admiratif de la manière dont TF1 stabilise son audience à plus de 22% face à M6, à la peine avec tout juste 10%.
 
De ce fait, ce canevas d'émissions qu'il faut enchaîner journée après journée est par définition expérientiel. Toute mécanisation excessive et prise de distance avec les goûts du public se traduit par une perte immédiate d'audience qui induit une baisse des recettes publicitaires. La curiosité et le souci d'une expérience client optimisée sont au coeur de ce métier. Ensuite, la consommation asynchrone des contenus de TF1 sur des supports numériques est un nouveau challenge pour la chaîne.

En invoquant l’exemple de La Poste, vous expliquez comment une marque peut être conduite au changement à marche forcée, sous pression de son environnement. Est-ce à dire que les marques, elles aussi, développent parfois de « mauvaises habitudes », ou une forme de résistance au changement ?

Il s'agit moins de résistance au changement que du refus de dépenser pour modifier une organisation et des processus qui, dans l'instant, font la preuve de leur rentabilité. L'exemple de Comareg dans mon livre est marquant. Pourquoi changer ou se diversifier alors que les ventes sont stables et que la rentabilité frôle les 8% du chiffre d'affaires? Par ailleurs il y aurait une part de destruction créatrice dans un virage vers le web, et la direction de Comareg ne voulait en aucune manière affaiblir le « coffre fort » que constituait son journal 'paru vendu'. Ce refus d'anticiper se traduit en général par un réveil tardif où le cœur de l'activité est atteint, et les challengers déjà trop puissants pour être facilement copiés. L'arrivée du quatrième opérateur sur le marché français du mobile a provoqué une choc de nature comparable, même si les acteurs vont finir par le surmonter.
 
Plus les marques ont une vision réduite de leur environnement (unidimensionnelle) et plus elle répugneront à bouleverser les équilibres avec les équipes de ventes, les distributeurs, et les fournisseurs. Une marque qui fait preuve d'une réelle agilité au sein d'un écosystème n'hésitera pas à muer et changer progressivement de nature  pour saisir des courants porteurs.

A l’époque Vice-Président de Bouygues Telecom, tandis que vous aviez la responsabilité du lancement commercial et marketing du troisième opérateur de téléphonie mobile en France, vous dites avoir instauré une vision « décalée » du marché. Racontez-nous cette expérience.

En fait, contrairement à Free qui conserve un droit d'itinérance sur le réseau Orange même sur les zones couvertes par son nouveau réseau, Bouygues Telecom à son lancement n'avait pas ce droit et ne pouvait compter que sur son propre réseau dont la construction démarrait tout juste, face à des concurrents dont la couverture était presque nationale. Ces deux concurrents vendaient à l'époque assez cher le droit de téléphoner pendant ses déplacements, le mobile constituant une extension du téléphone de voiture auprès des mêmes cibles. Lorsque j'ai découvert ce marché, un opérateur allemand se demandait si le mobile ne resterait pas un gadget, le marché principal étant le téléphone de voiture ! Par ailleurs les grands opérateurs avaient décrété que le mobile serait une extension (coûteuse) du téléphone fixe et surtout pas une substitution au fixe.
 
 N'ayant aucune chance de réussir et même d'être distribué auprès d'un public d'entreprises et de professionnels en l'absence d'un réseau national, Bouygues Telecom s'est astreint à comprendre le marché, en conduisant des études approfondies sur la France et visitant des opérateurs partenaires à l'étranger. Nous en sommes arrivés à la conclusion que nos concurrents se trompaient de marché : l'avenir de la téléphonie mobile serait grand public et non un service restreint à 20 % de la population. Les Français attendaient une téléphonie personnelle leur permettant de communiquer en toute ubiquité sans souci de durée de communication ou de distance prioritairement sur leur zone de vie.

Contrairement à la téléphonie fixe analogique et aux premiers réseaux mobile analogiques, les réseaux numériques offrent une capacité qui permet de répondre à ces attentes, et de faire que la téléphonie mobile se substitue à la téléphonie fixe. J'explique dans mon livre les techniques qui ont permis d'ajuster le premier forfait mobile qui  fut un succès malgré la faible couverture du réseau durant les deux premières années.

Vous incitez les marketers à identifier les « courants porteurs » de leur environnement stratégique, dans un écosystème devenu très mouvant. Pouvez-vous nous expliquer ce concept ?

Les marques sont d'une manière ou d'une autre au cœur de la socialisation des individus que ce soit au niveau de sa présentation (vêtements, cosmétiques, accessoires), de son transport (voiture, compagnies aériennes, etc..), de sa communication (réseaux sociaux, smartphones, etc..), de son cadre de réception (Maison, déco, soirées etc..), ou de son cadre de détente (associations, vacances, sport collectif ou individuel). Toutes ces facettes de la socialisation sont en perpétuel mouvement grâce à de nouvelles habitudes, de nouveaux codes, ou également de nouvelles technologies. Par exemple, le besoin de communiquer à distance de manière ouverte et horizontale avec de nombreux amis plus ou moins proches grâce au web a émergé dans les années 2000, et est devenu un réel courant porteur. Le casting qui fait que l'on appartient ou non à ce groupe d'amis, le besoin d'être reconnu pour ce que l'on est, et de s'exprimer sans contrainte sont des valeurs nouvelles pour des ados qui au siècle dernier avaient du mal à sortir d'un cercle restreint d'amis.
 
Pourquoi les premiers réseaux sociaux ont-ils échoué et Facebook et Tweeter sont-ils devenus des succès planétaires ? Sans doute parce que ces deux derniers ont su pleinement incarner ce nouveau courant porteur.
 
Autre exemple, Dove, marque du groupe Unilever : elle est devenue la marque symbole d'une femme qui s'accepte telle qu'elle est et entend rayonner comme telle, même si ses mensurations ne sont pas exactement celles d'Adriana Karembeu. Dove est également représentative d'un nouveau courant porteur et portée par celui-ci. J'explique dans mon livre la relation entre courant porteur et décryptage d'un écosystème selon ses univers de production, d'intermédiation, et de consommation.
 

Qu’il soit question de segmentation ou de stratégie de pricing, vous évoquez régulièrement le risque de dispersion. Cela signifie-t-il que vous vous positionnez à rebours de la tendance à l’individualisation de l’offre et au marketing du « sur-mesure », très en vogue actuellement?

C'est tout l'enjeu du positionnement. A partir du moment où une marque bénéficie d'une plateforme de marque structurée, d'un public cible clairement établi, et d'un positionnement par définition différencié, elle peut travailler son '360°' afin de trouver la meilleure intermédiation avec les groupes constituant sa cible.

A contrario, si elle veut séduire tous les publics susceptibles de l'acheter, elle risque de se transformer en marque caméléon qui change de personnalité au fil du caractère des groupes qu'elle veut fidéliser. En général on ne choisit pas ses vêtements en fonction des goûts de ses interlocuteurs du jour, mais en fonction de son humeur et de sa propre personnalité. Il en est de même pour une marque. Si commercialement elle servira tous les publics susceptibles de l'acheter, sur le plan marketing elle se concentrera sur un public cible qui lui permettra de faire rayonner de manière cohérente sa personnalité et sa différence. Ensuite rien ne l'oblige à 'vendre des Ford T'. Une tendance à l'individualisation peut tout à fait alimenter la plateforme de marque (on le constate dans l'ameublement ou l'immobilier).

On a le sentiment, en vous lisant, que la communication fait partie intégrante du marketing, qu’elle constitue son « aval » en quelque sorte. A l’heure du « 360° », les marques doivent-elles réapprendre à séduire ?

Il est clair que la communication vise plus aujourd'hui à accompagner qu'à persuader. Le succès d'une campagne se jouera plus sur la force du rebond dans les médias et sur les réseaux sociaux que sur le nombre de GRP (produit de la couverture de la cible et de la répétition moyenne par individu). Le lancement du premier iPhone est l'exemple d'un produit désiré et non imposé par une communication envahissante. Autre exemple, Tesla est une marque dont le succès est porté par un public de fans. Cette marque ne cherche pas particulièrement à séduire mais elle affiche une vision ainsi qu'une proposition produit qui projettent ses fans dans un avenir qui les séduit.

Et si vous deviez définir, en quelques mots, ce qu’est une marque « puissante » ?

Lorsqu'on est en charge du management d'une marque, on ressent que sa puissance est moins liée aux moyens qu'on y met qu'à la manière dont elle est portée par un public cible. Il faut de gros moyens pour mettre une marque nationale ou internationale sur orbite. Lorsqu'elle trouve sa vitesse grâce au support et bouche à oreille d'une base client qui ne cesse de croître, c'est un moment particulier pour le manager. C'est la force de ce soutien qui constitue la puissance de la marque et peut lui conférer une part de marché suffisamment importante pour compliquer le modèle économique de ses challengers.

Yves Goblet, "Construire une marque leader", Editions EMS, 2014
Consulter la fiche de l'ouvrage sur le site de l'éditeur

La Rédaction