Le 6 février 1934 : histoire d’une crise majeure



Jeudi 4 Aout 2022


Si l’on peut évidemment parler de « crise du 6 février 1934 » - puisqu’elle donna lieu à la démission du Chef du gouvernement du Parti radical Édouard Daladier le lendemain même de son avènement - cette dernière est surtout la conjonction de plusieurs facteurs, en particulier l’explosion de tensions sous-jacentes qui gangrénaient la IIIème République ainsi que des décennies de gestion de crises calamiteuse. Cette crise est aujourd’hui considérée par les historiens comme un moment-charnière dans la compréhension de ces deux forces qui structurent nos sociétés modernes que sont l’opinion publique et les médias. Nous nous attacherons donc à montrer comment les comportements de crise des différents gouvernements ont donné lieu à ce qu’ils s’étaient échiné à repousser : une réputation réduite à peau de chagrin, une explosion de tensions qui couvaient et une crise incontrôlable.



Une stratégie politique de déni de crise qui crispe depuis 1887

Il est à prendre en considération le fait que la crise du 6 février 1934 se nourrit d’une multitude de tensions qui la précèdent, mêlant hommes politiques et affaires de corruption. C’est en premier lieu « l’affaire des décorations » qui souleva l’opinion publique contre la IIIème République, en révélant au grand public le trafic de décorations militaires et d’attributions frauduleuses d’appels d’offres sur les marchés militaires, orchestré au cœur même de l’Élysée par le gendre du Président de la République Jules Grévy. Ce dernier démissionne le 2 décembre 1887.

Puis, peu de temps après, c’est le « scandale de Panama » qui éclate au grand jour en 1892 et éclabousse en même temps que le Président de la Compagnie universelle du canal interocéanique de Panama Ferdinand de Lesseps, Émile Loubet alors ministre de l’Intérieur et anciennement ministre des Travaux publics (entre 1887 et 1888) dans une triste affaire de corruption de parlementaires et de journalistes devant servir les intérêts de Lesseps.

Ce qui est commun dans les gestions de crise de ces scandales par les différents gouvernements en place est la démission presque immédiate des têtes d’affiche du pouvoir politique. Pensant pouvoir calmer les tensions en s’écartant du champ politique, c’est-à-dire en s’écartant de l’épicentre pointé du doigt dans la crise (ou d’impact inévitable de la crise) les acteurs politiques impliqués directement ou non dans cette dernière ne font que l’étendre par une stratégie d’évitement mal menée. Cela va à l’encontre de ce que Hearit et Keith mettent en évidence dans leurs travaux Crisis Management by Apology (2006), quand ils insistant sur l’importance du repentir pour sauver la réputation et l’intégrité d’une organisation compromise. Alors que les Français exigeaient des responsables et des excuses, la IIIème République n’a su leur offrir que des réponses chancelantes teintées de départs hâtifs.
 

Un gouvernement à la réputation entachée qui se tait (1931-1934)

Enfin c’est l’affaire Stavisky qui finit de monter une partie de la France contre le pouvoir politique. Condamné pour avoir ordonné la mise en circulation de bons douteux pour une valeur de 235 millions de francs, Stavisky vît son procès reporté dix-neuf fois par le procureur général Pressard, qui n’était autre que le beau-frère du président du Conseil radical-socialiste, Camille Chautemps. Stavinsky est finalement retrouvé mort, mais le doute persiste sur les conditions de son décès, en témoigne le titre du Canard Enchaîné du 10 janvier 1934 : « Stavisky se suicide d’un coup de revolver qui lui a été tiré à bout portant ». Les manifestations de janvier 1934 cristallisent donc les contestations en même temps qu’elles confondent les luttes et les réclamations populaires.
L’Affaire (car c’est comme cela que se nomme désormais la triste affaire Stavisky) revient hanter une nouvelle fois le devant des cortèges des manifestations ! Comme le souligne, Philippe Henriot (de la Fédération républicaine) dans son livre Le 6 février qu’il publie en 1934, « Le 9 janvier, l’Affaire vient d’apparaître et […] on devine que l’escroquerie n’a été possible que grâce aux appuis que l’escroc a trouvés auprès des pouvoirs publics, auprès de la justice ».

Mais le gouvernement Chautemps se tait, et ne laisse filtrer aucune information qui pourrait laisser éclater la vérité au grand jour. Ce comportement qui semble suivre à la lettre la maxime « laissez-faire, laissez-passer » ne fait qu’attiser les tensions : les manifestations, en majorité animées par l’Action Française (AF) se font de plus en plus violentes se déroulent dans le centre de Paris entre le 11 et le 28 janvier. « la Rue n’accepte pas » (P. Henriot) et la rue finit par faire démissionner le Chef du gouvernement Camille Chautemps le 27 février, stratégie de démission qui échaude encore plus les manifestants.

Si l’arrivée de Daladier calme pour un temps les manifestations, les contestations se nourrissent de toujours plus de participants avec notamment l’arrivée de l’Union nationale des combattants (UNC) qui prévoie ce même 27 janvier une manifestation le 4 février sur les Champs-Élysées. Il est à noter l’une des principales erreurs - si ce n’est la plus grande - du gouvernement Daladier a été de ne pas prendre en compte une donnée cruciale dans l’analyse de crise : les parties prenantes. En effet, les violentes répressions qui suivent le rassemblement mené par les anciens combattants, héros respectés de la Grande Guerre, soulèvent violemment l’opinion publique contre le gouvernement.
La perception par la population de cette crise est celle d’une attaque injustifiée d’un gouvernement-« Cartel » contre des manifestants qui gagnent jour après jour le soutien de la population. En ne prenant pas en compte de la perception de crise par les parties prenantes, le gouvernement néglige une vraie communication de crise et s’interdit dès lors une réponse appropriée.
 
 
Une guerre de médias qui empêche une véritable communication de crise (fin janvier - début février)

La crise du 6 février 1934 doit être considérée à travers le prisme des médias. En effet, il est à souligner que la « gestion de crise » menée par les gouvernements, en particulier ceux de Chautemps (26 novembre 1933 – 27 janvier 1934) et de Daladier (30 janvier 1934 — 7 février 1934) est à mettre en parallèle avec le développement timide des moyens techniques. Alors que l’heure est aux journaux et quotidiens distribuées à la criée, les photos et images en noir et blanc font forte impression dès le lendemain des manifestations. Ainsi la communication de crise entreprise par les deux gouvernements successifs doit faire face à une contagion médiatique qui les desservit tous deux : les images sont publiées dans les journaux, les chiffres sortent peu à peu (on parle de 145 blessés chez les policiers, et de 1338 manifestants arrêtés).

Des numéros sortent dans les journaux parisiens ou de province où l’on y raconte des épisodes où les forces de police dépassées se voient submergées par un flot humain. Ces numéros frappent dans la mesure où ils ravivent la mémoire de l’épisode de la Commune de Paris de 1871 mais d’autant plus parce qu’ils sont complétés par des photographies, dont l’usage n’a cessé d’augmenter depuis les campagnes publicitaires nationalistes de 1914-1918. Le gouvernement ne parvient à stopper l’effervescence médiatique, mais le plus grave est qu’il n’arrive pas à se frayer un chemin pour informer la population avec des informations de base factuelles tel qu’il devrait normalement le faire en communication de crise.

Ainsi l’information est complètement dépendante de canaux indépendants que sont les journaux privés (d’obédiences politique diverses), dont la préférence est accordée aux manifestants plus qu’aux forces de police et au gouvernement. Si l’on se réfère donc à la méthode de communication P.A.R.T (pour Promptness, Assertiveness, Reliability and Transparence), et en particulier la « promptitude" (Beldad et ali, 2018) et « l’assertivité » (Reynolds & Quinn, 2008), on se rend compte que la réponse du gouvernement ne fut ni prompte ni claire puisqu’elle fut noyée au milieu de canaux de transmission bien plus nombreux et biaisés.
 

Les grandes erreurs du gouvernement Daladier

Dans sa longue descente aux enfers, le tout jeune gouvernement Daladier du 27 janvier va négliger la perception de la crise et de sa gestion par les parties-prenantes civiles. C’est notamment le cas du renvoi de l’ancien préfet de police Jean Chiappe le 3 février par ce gouvernement du Parti radical (gauche) que l’UNC ne toléra pas. Car en effet l’Union des Anciens Combattants avait accepté de traiter avec Chiappe pour annuler la manifestation du 4 février. En négligeant de tâter le pouls de l’opinion et de prendre en compte les réactions des acteurs, le gouvernement Daladier limoge celui avec qui dialoguait une des plus puissantes forces actives des manifestations. Trahi, l’UNC appelle à la manifestation, et Paris se retrouve dans la rue le 6 février.

Mais les erreurs de gestion de crise pour le gouvernement Daladier ne s’arrêtent pas là. C’est dès le 6 février dans l’après-midi que les mouvements de droite (ligues, Croix de feu, AF, UNC) défilent au côté des communistes, et que le chef du gouvernement commet la dernière erreur de son mandat : une réponse disproportionnée à la crise. Alors qu’il aurait dû s’agir d’un encadrement bénin de la manifestation, d’une arrestation des éléments nuisibles dans les cortèges et de contrôle du flux de manifestants, très vite les communications se coupent entre la cellule de crise dans la préfecture de Police alors que les policiers sur le terrain doivent agir vite. Face à la violence des manifestations (barrages, barricades, jets de pierre et affrontements violents contre la police montée), les forces de police répondent violemment, sans contre-ordre direct du gouvernement.

On aura finalement à déplorer 14 morts chez les civils – 18 en comptant les décès consécutifs aux blessures – contre 1 chez les forces de police. Devant l’ampleur d’une telle répression disproportionnée, face au raz-de-marée de l’opinion publique et essuyant les condamnations médiatiques de nombreux journaux (quel que soit leur bord politique), Daladier démissionne finalement le 7 février.
 
 
Ce que l’histoire en retient : une gestion de crise effroyable et une IIIème République ébranlée

C’est l’historien Olivier Dard qui dans Les années trente. Le choix impossible (1999) affirme que la crise de 1934 résume à elle seule les difficultés de la IIIème République post-Grande Guerre. En traduisant à la fois une crise d’identité du peuple français par les contestations qui se multiplient, et une crise de la décision chez des élites politiques fatalistes et impuissantes, la crise du 6 février 1934 donna finalement lieu à un des plus grands paradoxes de l’histoire républicaine française. Ce paradoxe, nous le connaissons aujourd’hui : un dégoût avéré chez ses contemporains pour une IIIème République qui était pourtant sortie victorieuse de la Première Guerre mondiale.

Rédaction