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Si le mot « innovation » résonne aujourd’hui dans l’ensemble des pays et des organisations, cette notion ne revêt pas nécessairement la même acceptation (1), selon que l’on se situe en Occident ou dans les nouvelles économies, que l’on parle de l’Inde, du Brésil, du Mexique, de l’Asie (Chine, Vietnam, Philippines) ou de l’Afrique (Kenya). Car l’innovation est aussi histoire de cultures, de circonstances et de moyens, et ces facteurs peuvent avoir une influence sur la manière de concevoir l’innovation et de la mettre en pratique.
Dans un monde globalisé, où la croissance et la démographie seront à rechercher dans ces nouvelles économies, il est donc important que l’on s’intéresse à la façon dont les entrepreneurs de ces pays abordent l’innovation et aux démarches qui gouvernent leurs choix et leurs actions.
De ce point de vue, les travaux de Radjou et al. (2013) sur « l’innovation frugale » (2) nous éclairent un peu plus sur la capacité de certains acteurs économiques à revisiter les principes et stratégies en matière d’innovation, quitte à remettre en cause certains fondements actuels de nos politiques.
Prenons l’exemple de l’Inde pour mieux mesurer l’ampleur des facteurs qui influent sur la manière de conduire les activités des entreprises locales. L’Inde est confrontée depuis des années au poids des lois et règlements et doit faire face au manque d’infrastructures et de certaines ressources naturelles, humaines et financières sur un marché du travail souvent difficile. Innover dans un environnement contraignant peut dès lors apparaître délicat. C’est pourtant ce que cherchent à faire de nombreux innovateurs notamment en Inde, en ayant réussi à l’instar de Tata Motors, de Yes Bank, de Selco ou de Aakash, à transformer les contraintes en opportunités et à « faire plus avec moins » autour d’une démarche nouvelle, où l’ingéniosité et la débrouillardise priment sur la structuration et gestion des processus.
Plusieurs principes guident ces politiques nouvelles fondées sur l’optimisme, l'agilité, la flexibilité et l’acceptation de l’inconnu. Le premier principe au cœur de ces stratégies d’innovations ancrées sur le réel est d’accepter les contraintes qui pèsent sur l’activité de l’entreprise, pour les transformer en potentialités de croissance. Selon cette conception, il ne s’agit plus de gérer des contraintes, de régler des problèmes, d’assumer les difficultés mais de voir dans cette réalité la base même des opportunités de demain qui permettront de se distinguer durablement des entreprises bien implantées sur leurs marchés. L’adversité devient dès lors le moteur et non plus le frein à l’innovation.
De même, l’un des autres grands principes de ces innovateurs est de refuser la sophistication extrême des produits, tant sur le plan technologique que marketing, en redonnant une place centrale au bon sens et à la simplicité, en mettant au cœur de la démarche les besoins fondamentaux des utilisateurs finaux. C’est en effet de cette façon que l’innovation peut devenir moins coûteuse à fabriquer et donc plus abordable mais surtout satisfaire un public plus large et plus fidèle, en proposant des produits faciles à entretenir (Maintenance friendly) et mis rapidement sur le marché (Timely to Market).
Enfin, parmi les principes qui guident cette nouvelle vision de l’innovation, un des plus marquants réside dans la manière différente d’organiser la création de valeur, en liant la croissance à l’intégration de groupes minoritaires ou marginaux. En effet, une des originalités de la démarche est de considérer que les forces vives de l’innovation sont à rechercher dans une combinaison d’intérêts multiples, où chacun a un rôle et une légitimité en termes de création de valeur. Selon ces principes, on ne peut pas gagner en dominant l’Autre (a fortiori en l’humiliant) ; l’innovation doit en tout état de cause être source de progrès. Pour réussir, elle doit être acceptée, admise et valorisée par une diversité d’acteurs aux intérêts et caractéristiques initiales différents, et éviter par là même l’exclusion de certaines couches de la population.
Ainsi, l’innovation, loin de s’apparenter à une stratégie de dimensionnement (effectifs, budget R&D, économies de taille), peut aussi se révéler d’une efficacité redoutable sur des marchés difficiles, où règnent la rareté et l’adversité. De nombreux exemples en Inde mais aussi dans d’autres pays montrent que des voies alternatives sont également possibles, pour permettre à des entrepreneurs de développer des solutions ingénieuses à forte croissance, malgré des ressources limitées et un contexte difficile.
Espérons que ces principes puissent aider nos entrepreneurs et nos petites entreprises à trouver l’énergie suffisante pour continuer à créer et à se développer, en dépit de ressources limitées et des contraintes normatives qui pèsent sur leurs activités.
Notes
(1) Radjou N., Prabhu J., Ahuja S., Innovation Jugaad, Diateino, 2013.
(2) L'innovation frugale permet d'entrevoir différemment l'innovation. Elle s'inspire du concept indien "Jugaad" qui précise que cette démarche est généralement utilisée dans un environnement difficile, où l'entrepreneur doit souvent répondre à des besoins locaux par des solutions simples, peu coûteuses et ingénieuses. Ce concept est souvent opposé au modèle d'innovation industrielle occidental (besoin de fonds importants, taille des équipes, sophistication des process). Il est cependant aujourd'hui fréquent de voir de grandes entreprises essayer d'appliquer ces principes, afin de rendre leur organisation plus "agile".