Récit d’une fraude aux 50 milliards d’euros
Le 24 janvier 2008, la Société Générale n’a plus le choix : elle annonce une perte de 4,9 milliards d’euros sur les marchés, suite à la négligence d’un trader d’une trentaine d’années, selon son PDG Daniel Bouton. La banque accuse Jérôme Kerviel, en poste depuis trois ans, d’avoir engagé illégalement 50 milliards d’euros sur les marchés financiers, soit plus que le total de ses fonds propres.
La Société Générale découvre le montage frauduleux de son opérateur après une série de revers qui engendre des pertes colossales, mais elle tente de garder l’affaire secrète. Pendant une semaine, la banque liquide à perte les positions à risque prises par Jérôme Kerviel. Elle enregistre 6,3 milliards d’euros de pertes, compensées par le 1,4 milliard d’euros de bénéfices réalisé par le trader.
La banque essuie ces pertes dans un contexte extrêmement défavorable, et subit de plein fouet la crise des subprimes. La Société Générale, aidée par une importante déduction fiscale, doit alors reconstituer ses fonds propres et regagner la confiance de ses clients.
Jérôme Kerviel est condamné le 5 octobre 2010 à cinq ans de prison, dont deux avec sursis, pour « abus de confiance, introduction frauduleuse de données dans un système automatisé et usage de faux », et doit rembourser 4,9 milliards d’euros à la Société générale. Le trader fait appel, mais la cour confirme le jugement en 2012. Il se pourvoit alors en cassation et obtient, en mars 2014, la suppression des dommages et intérêts dus à la Société générale.
Par ailleurs, la Société Générale est condamnée en 2008 à une amende de 4 millions d’euros par la Commission bancaire, qui dénonce la défaillance des systèmes de contrôle et de hiérarchie. Une nouvelle instruction est ouverte en 2012, après le dépôt d’une plainte par Jérôme Kerviel qui affirme que la Société Générale était au courant de ses agissements à risque. Le rapport de Nathalie Le Roy, policière de la brigade financière, corrobore les allégations de l’ex-trader.
Gestion de la crise par la Société générale : un début exemplaire
Nous pouvons distinguer plusieurs phases à la gestion de crise de la Société Générale : Jouer la transparence des informations Le dimanche 20 janvier 2008, le PDG de la Société générale convoque le directeur de la communication, Hughes Le Bret, et lui révèle l’existence d’un « rogue trader » qui a engagé sur les marchés financiers plus de 50 milliards d’euros. « Tout le monde était abasourdi. Les mots manquaient. Nous avons préparé le dénouement des opérations ainsi que la révélation de l’information », se souvient Hughes Le Bret. L’information est divulguée au compte-gouttes. Seuls une poignée de dirigeants de la banque chargés de liquider les positions à risque prises par Jérôme Kerviel sont au courant. Le conseil d’administration, qui se tient le jour même, est maintenu dans le flou. L’Élysée, Matignon et Bercy ne sont pas avertis. Cependant, la Société Générale met immédiatement ses autorités de tutelle dans la confidence. Le gouvernement reprochera à l’Autorité des marchés financiers et à la Banque de France de ne pas l’avoir prévenu, « mais il était vital d’éviter toute fuite » insisteront les dirigeants de la Société Générale. La décision est finalement prise de rendre l’affaire publique le mercredi 23 janvier 2008. Une cellule de communication est alors créée, sous la direction de Hughes Le Bret. Connaître la vérité Les découvertes se multiplient, et révèlent un système complexe où la Société Générale pourrait être accusée de « manipulation de cours » et « délit d’initié ». La question centrale demeure : Daniel Bouton a-t-il eu raison de liquider les positions prises par Jérôme Kerviel alors que la crise des marchés asiatiques était imminente ? Avouant sa propre faiblesse face à l’ampleur de la crise, le directeur de la communication de la Société Générale affirme : « ce n’est pas une question de communication, c’est une question de marché et de maîtrise des risques. Découvrant la fraude, nous avions le devoir d’agir de cette façon ». Montrer que l’on agit rapidement La première réaction de la Société Générale est de se poser en victime de son « rogue trader », mais le tir est rapidement rectifié et ce sont « les clients et les collaborateurs, menacés dans leurs primes et leur emploi » qui sont désignés comme victimes légitimes. À l’externe, la banque s’adresse aux parties prenantes clés, ses 300 000 actionnaires, 22,5 millions de clients et 120 000 collaborateurs, et leur dit, en substance : nous venons de découvrir un montage frauduleux à 50 milliards d’euros réalisé par un de nos traders. Nous avons pris les mesures nécessaires en liquidant les positions à risque, et en augmentant notre capital de 5,5 milliards d’euros. Les équipes de communication s’adressent aussi aux marchés et aux médias, et tentent de désamorcer les rumeurs qui fleurissent : « pour certains, cette histoire de fraude exceptionnelle avait été montée par Daniel Bouton pour dissimuler l'ampleur des pertes consécutives à la crise des subprimes. Il a fallu argumenter pour démontrer le contraire ». Les journalistes sont conviés à une conférence de presse le jeudi 24 janvier 2008 au siège de la banque, première d’une longue liste. En interne, les procédures de contrôle sont durcies.
Quelques mois après le début de la crise, l’engouement médiatique est retombé. Cette issue favorable est due à deux facteurs : la grande réactivité de la Société Générale - qui en quelques jours a réussi à liquider les positions à risque prises par Jérôme Kerviel et se recapitaliser de plusieurs milliards d’euros, sans faire plonger les marchés – et le travail des équipes de communication de la banque. Dès le mercredi 23 janvier 2008, le directeur de la communication de la Société générale mobilise une task force composée d’équipes internes et de communicants débauchés chez Aria Partners, Image 7 et Harrison & Wolf. Ensemble, ils rédigent des éléments de langage qui sont transmis aux 800 managers de la banque, et informent les 130 000 collaborateurs en temps réel via internet. Un call center dédié à l’affaire est immédiatement ouvert pour répondre aux préoccupations de toutes les parties prenantes. Hughes Le Bret organise trois briefings chaque jour : « Nous vivions au rythme des médias. De 7 à 9 heures, il faut écouter les radios et lire les journaux du matin. À 15 heures, c’est l’heure de s’adresser aux journalistes de la presse écrite. À 18 heures a lieu un second point presse, puis à 20 heures, c’est la réunion de débriefing avec la cellule de crise » confie-t-il. Cette mobilisation sans faille des équipes de communication a permis de limiter les dégâts. Dans le baromètre d’attractivité de marque réalisé tous les semestres par Efficience 3, la Société Générale perd sa place de leader fin mars 2008, mais reste dans le peloton de tête. « Il nous faudra sans doute trois ans pour redevenir premier, grâce notamment à la qualité de service perçue par nos clients. Mais rien de grave, nous restons par exemple devant BNP Paribas » analyse Hughes Le Bret.
Le feuilleton judiciaire s’enlise : l’affaire Kerviel devient l’affaire Société Générale
L’affaire bascule en 2012 lorsqu’une nouvelle instruction est ouverte après le dépôt d’une plainte par Jérôme Kerviel qui affirme que la Société Générale a toujours été au courant de ses prises de position à risque. La fuite du rapport à charge de Nathalie Le Roy chez Mediapart a entrainé un profond changement de sémantique. La commandante de police conclu qu’il est impossible que la Société Générale ait ignoré les agissements de son trader. La nouvelle transforme l’ « affaire Kerviel » en « scandale Société Générale ». Les communicants de Jérôme Kerviel saisissent l’occasion et transforment Jérôme Kerviel en victime d’un système financier incontrôlable aux yeux de l’opinion publique. Ils lancent une communication offensive contre la Société Générale, accusée d’avoir fermé les yeux sur les prises de risque de son ex-trader, et empoché les bénéfices. La banque rejette ces accusations en bloc. Ses communicants répètent en boucle que Jérôme Kerviel a agit seul, et déjoué tous les systèmes d’alerte. Lors de l’assemblée générale des actionnaires de 2015, Frédéric Oudéa, PDG de la Société Générale, balaie avec légèreté les révélations de Mediapart : « Un site d’information a publié un texte mettant en cause la Société Générale et moi-même de façon totalement farfelue et fantaisiste. Depuis sept ans nous avons tiré toutes les leçons de cette affaire et nous sommes pleinement engagés à construire une banque solide dans la gestion de ses risques » dit-il. Néanmoins, l’intervention de Frédéric Oudéa ne suffit pas à rassurer les actionnaires, inquiets à l’idée que la banque doive rembourser les 1,7 milliard d’euros de crédit d’impôt dont elle a bénéficié. L’enjeu pour la Société Générale est de démontrer l’efficacité de ses procédures de contrôle, pour préserver son image. Adopter une posture victimaire et miser sur l’ancienneté de la marque pour asseoir sa crédibilité ne suffira pas. L’opinion publique demande toujours plus de transparence et n’hésite plus à engager la responsabilité sans faute des entreprises, ici le manque d’anticipation et de préparation des équipes de sécurité de la banque.
Le 24 janvier 2008, la Société Générale n’a plus le choix : elle annonce une perte de 4,9 milliards d’euros sur les marchés, suite à la négligence d’un trader d’une trentaine d’années, selon son PDG Daniel Bouton. La banque accuse Jérôme Kerviel, en poste depuis trois ans, d’avoir engagé illégalement 50 milliards d’euros sur les marchés financiers, soit plus que le total de ses fonds propres.
La Société Générale découvre le montage frauduleux de son opérateur après une série de revers qui engendre des pertes colossales, mais elle tente de garder l’affaire secrète. Pendant une semaine, la banque liquide à perte les positions à risque prises par Jérôme Kerviel. Elle enregistre 6,3 milliards d’euros de pertes, compensées par le 1,4 milliard d’euros de bénéfices réalisé par le trader.
La banque essuie ces pertes dans un contexte extrêmement défavorable, et subit de plein fouet la crise des subprimes. La Société Générale, aidée par une importante déduction fiscale, doit alors reconstituer ses fonds propres et regagner la confiance de ses clients.
Jérôme Kerviel est condamné le 5 octobre 2010 à cinq ans de prison, dont deux avec sursis, pour « abus de confiance, introduction frauduleuse de données dans un système automatisé et usage de faux », et doit rembourser 4,9 milliards d’euros à la Société générale. Le trader fait appel, mais la cour confirme le jugement en 2012. Il se pourvoit alors en cassation et obtient, en mars 2014, la suppression des dommages et intérêts dus à la Société générale.
Par ailleurs, la Société Générale est condamnée en 2008 à une amende de 4 millions d’euros par la Commission bancaire, qui dénonce la défaillance des systèmes de contrôle et de hiérarchie. Une nouvelle instruction est ouverte en 2012, après le dépôt d’une plainte par Jérôme Kerviel qui affirme que la Société Générale était au courant de ses agissements à risque. Le rapport de Nathalie Le Roy, policière de la brigade financière, corrobore les allégations de l’ex-trader.
Gestion de la crise par la Société générale : un début exemplaire
Nous pouvons distinguer plusieurs phases à la gestion de crise de la Société Générale : Jouer la transparence des informations Le dimanche 20 janvier 2008, le PDG de la Société générale convoque le directeur de la communication, Hughes Le Bret, et lui révèle l’existence d’un « rogue trader » qui a engagé sur les marchés financiers plus de 50 milliards d’euros. « Tout le monde était abasourdi. Les mots manquaient. Nous avons préparé le dénouement des opérations ainsi que la révélation de l’information », se souvient Hughes Le Bret. L’information est divulguée au compte-gouttes. Seuls une poignée de dirigeants de la banque chargés de liquider les positions à risque prises par Jérôme Kerviel sont au courant. Le conseil d’administration, qui se tient le jour même, est maintenu dans le flou. L’Élysée, Matignon et Bercy ne sont pas avertis. Cependant, la Société Générale met immédiatement ses autorités de tutelle dans la confidence. Le gouvernement reprochera à l’Autorité des marchés financiers et à la Banque de France de ne pas l’avoir prévenu, « mais il était vital d’éviter toute fuite » insisteront les dirigeants de la Société Générale. La décision est finalement prise de rendre l’affaire publique le mercredi 23 janvier 2008. Une cellule de communication est alors créée, sous la direction de Hughes Le Bret. Connaître la vérité Les découvertes se multiplient, et révèlent un système complexe où la Société Générale pourrait être accusée de « manipulation de cours » et « délit d’initié ». La question centrale demeure : Daniel Bouton a-t-il eu raison de liquider les positions prises par Jérôme Kerviel alors que la crise des marchés asiatiques était imminente ? Avouant sa propre faiblesse face à l’ampleur de la crise, le directeur de la communication de la Société Générale affirme : « ce n’est pas une question de communication, c’est une question de marché et de maîtrise des risques. Découvrant la fraude, nous avions le devoir d’agir de cette façon ». Montrer que l’on agit rapidement La première réaction de la Société Générale est de se poser en victime de son « rogue trader », mais le tir est rapidement rectifié et ce sont « les clients et les collaborateurs, menacés dans leurs primes et leur emploi » qui sont désignés comme victimes légitimes. À l’externe, la banque s’adresse aux parties prenantes clés, ses 300 000 actionnaires, 22,5 millions de clients et 120 000 collaborateurs, et leur dit, en substance : nous venons de découvrir un montage frauduleux à 50 milliards d’euros réalisé par un de nos traders. Nous avons pris les mesures nécessaires en liquidant les positions à risque, et en augmentant notre capital de 5,5 milliards d’euros. Les équipes de communication s’adressent aussi aux marchés et aux médias, et tentent de désamorcer les rumeurs qui fleurissent : « pour certains, cette histoire de fraude exceptionnelle avait été montée par Daniel Bouton pour dissimuler l'ampleur des pertes consécutives à la crise des subprimes. Il a fallu argumenter pour démontrer le contraire ». Les journalistes sont conviés à une conférence de presse le jeudi 24 janvier 2008 au siège de la banque, première d’une longue liste. En interne, les procédures de contrôle sont durcies.
Quelques mois après le début de la crise, l’engouement médiatique est retombé. Cette issue favorable est due à deux facteurs : la grande réactivité de la Société Générale - qui en quelques jours a réussi à liquider les positions à risque prises par Jérôme Kerviel et se recapitaliser de plusieurs milliards d’euros, sans faire plonger les marchés – et le travail des équipes de communication de la banque. Dès le mercredi 23 janvier 2008, le directeur de la communication de la Société générale mobilise une task force composée d’équipes internes et de communicants débauchés chez Aria Partners, Image 7 et Harrison & Wolf. Ensemble, ils rédigent des éléments de langage qui sont transmis aux 800 managers de la banque, et informent les 130 000 collaborateurs en temps réel via internet. Un call center dédié à l’affaire est immédiatement ouvert pour répondre aux préoccupations de toutes les parties prenantes. Hughes Le Bret organise trois briefings chaque jour : « Nous vivions au rythme des médias. De 7 à 9 heures, il faut écouter les radios et lire les journaux du matin. À 15 heures, c’est l’heure de s’adresser aux journalistes de la presse écrite. À 18 heures a lieu un second point presse, puis à 20 heures, c’est la réunion de débriefing avec la cellule de crise » confie-t-il. Cette mobilisation sans faille des équipes de communication a permis de limiter les dégâts. Dans le baromètre d’attractivité de marque réalisé tous les semestres par Efficience 3, la Société Générale perd sa place de leader fin mars 2008, mais reste dans le peloton de tête. « Il nous faudra sans doute trois ans pour redevenir premier, grâce notamment à la qualité de service perçue par nos clients. Mais rien de grave, nous restons par exemple devant BNP Paribas » analyse Hughes Le Bret.
Le feuilleton judiciaire s’enlise : l’affaire Kerviel devient l’affaire Société Générale
L’affaire bascule en 2012 lorsqu’une nouvelle instruction est ouverte après le dépôt d’une plainte par Jérôme Kerviel qui affirme que la Société Générale a toujours été au courant de ses prises de position à risque. La fuite du rapport à charge de Nathalie Le Roy chez Mediapart a entrainé un profond changement de sémantique. La commandante de police conclu qu’il est impossible que la Société Générale ait ignoré les agissements de son trader. La nouvelle transforme l’ « affaire Kerviel » en « scandale Société Générale ». Les communicants de Jérôme Kerviel saisissent l’occasion et transforment Jérôme Kerviel en victime d’un système financier incontrôlable aux yeux de l’opinion publique. Ils lancent une communication offensive contre la Société Générale, accusée d’avoir fermé les yeux sur les prises de risque de son ex-trader, et empoché les bénéfices. La banque rejette ces accusations en bloc. Ses communicants répètent en boucle que Jérôme Kerviel a agit seul, et déjoué tous les systèmes d’alerte. Lors de l’assemblée générale des actionnaires de 2015, Frédéric Oudéa, PDG de la Société Générale, balaie avec légèreté les révélations de Mediapart : « Un site d’information a publié un texte mettant en cause la Société Générale et moi-même de façon totalement farfelue et fantaisiste. Depuis sept ans nous avons tiré toutes les leçons de cette affaire et nous sommes pleinement engagés à construire une banque solide dans la gestion de ses risques » dit-il. Néanmoins, l’intervention de Frédéric Oudéa ne suffit pas à rassurer les actionnaires, inquiets à l’idée que la banque doive rembourser les 1,7 milliard d’euros de crédit d’impôt dont elle a bénéficié. L’enjeu pour la Société Générale est de démontrer l’efficacité de ses procédures de contrôle, pour préserver son image. Adopter une posture victimaire et miser sur l’ancienneté de la marque pour asseoir sa crédibilité ne suffira pas. L’opinion publique demande toujours plus de transparence et n’hésite plus à engager la responsabilité sans faute des entreprises, ici le manque d’anticipation et de préparation des équipes de sécurité de la banque.